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Il ne faut pas croire que ce jugement sévère tînt à cette fierté romaine que nourrissaient à l'envi les préjugés nationaux et les faveurs de la fortune. Les philosophes grecs eux-mêmes excluaient, d'un commun accord, du maniement des affaires publiques les rhéteurs et leurs disciples, et les trouvaient à peine dignes de composer quelques plaidoyers pour les tribunaux, ou quelque petite harangue insignifiante'; mais ce désaveu n'empêchait pas le mépris qu'ils inspiraient de rejaillir sur la race hellénique tout entière. Nation malheureuse qui expiait plus durement qu'aucune autre l'incroyable prospérité de ses beaux jours! Jamais on n'avait vu des Persans ou des Égyptiens venir étaler au loin les misères de leur patrie au temps de sa décadence; et plus tard ni Carthage ni Rome n'aggravèrent les douleurs de leurs derniers momens, en donnant le rebut de leur population en spectacle à des peuples qui avaient encore long-temps à vivre. Sous ce rapport, la Grèce fut particulièrement maltraitée par le sort; elle eut trop à rougir

1. Conciunculas. De Orat.

de ses derniers enfans pour se reposer, comme elle en avait le droit, dans les souvenirs de sa gloire passée. En la comparant avec son épuisement actuel, elle pouvait dire aux nations voisines civilisées par elle: Voyez s'il fut jamais une humiliation égale à la mienne.

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On sait d'avance que les conquêtes d'Alexandre furent particulièrement favorables à cette branche des connaissances humaines. Il revenait à la nation grecque une assez forte part de la gloire qui fut alors acquise, pour qu'elle cherchât à l'éterniser par des monumens historiques. D'ailleurs, tout promettait un nouvel intérêt et de nouveaux ornemens à ce genre de composition. Des peuples jusqu'alors inconnus paraissaient enfin sur la scène, avec la variété infinie de leurs moeurs, de leurs usages, de leurs costumes, de leurs modes d'attaque et de défense. Il y avait à raconter des batailles où les combattans se comptaient presque par millions, d'autres où des éléphans exécutaient des évolutions régulières. Des fleuves plus larges

et plus rapides, des montagnes plus hautes que celles de la Grèce, avaient été franchies par l'armée victorieuse. Une végétation plus belle et plus pittoresque décorait les vastes plaines qu'elle avait traversées, et la création animale, outre qu'elle était plus gigantesque, y était parée de couleurs plus variées et plus brillantes.

Il est vrai que la préoccupation des succès militaires empêchait ceux qui avaient la gloire d'y concourir, de se pénétrer assez fortement de toutes ces impressions, pour les transmettre vivantes aux rédacteurs d'annales; mais Alexandre avait largement pourvu aux moyens de satisfaire la curiosité de siècles futurs, en enrôlant une multitude d'historiens chargés de recueillir tous les faits de quelque importance. Plusieurs suivirent le conquérant jusque sur les rives de l'Indus, où ils s'abouchèrent avec des gymnosophistes indiens dépositaires de bien vieilles traditions, tandis que d'autres interrogeaient les Chaldéens de Babylone ou les inscriptions des tombeaux. Quel vaste champ s'ouvrait donc à l'histoire, quelle source d'inspirations heureuses pour ceux qui

entreprenaient de l'écrire! Que de rapprochemens à faire entre cette civilisation orientale à peine entrevue par les Dix Mille, et les institu tions comparativement si modernes des cités grecques! Avec une imagination saine et vive, avec une ame noble et une raison sévère, que d'émotions de tout genre on pouvait faire éprouver à ses lecteurs, et de quelle masse d'observations nouvelles on pouvait accabler certaines erreurs et appuyer certaines vérités !

Voilà les espérances que la Grèce avait le droit de concevoir, et qui n'en furent pas moins presque toutes frustrées. Depuis l'atteinte portée par les rhéteurs à la dignité de l'histoire, elle n'avait pas pu remonter à la hauteur où l'avait placée Thucydide; et Alexandre eut beau remuer le monde, les idées des rédacteurs d'annales restèrent immobiles. Ce fut toujours l'école de Théopompe et de Philistus qui prévalut, et ce furent leurs disciples qui se crurent appelés à consacrer le souvenir des grandes choses qui se passaient alors sur la terre.

L'appréciation directe de leurs travaux historiques est impossible, puisque le temps n'en a pas épargné un seul; mais en recueillant les

témoignages épars des écrivains postérieurs qui ont puisé à cette source commune, on peut encore juger avec assez de compétence combien ils ont été au-dessous de leur mission, même à ne les prendre que pour des historiographes. Que pouvaient être les œuvres de ce Callisthène que Cicéron accuse d'avoir écrit l'histoire en rhéteur', qui mettait ses écrits au-dessus des exploits d'Alexandre, et faisait dépendre la divinité de ce prince du soin qu'il prendrait d'accréditer cette opinion parmi les hommes'; qui tantôt se guindait si haut qu'on le perdait de vue3, et tantôt commettait contre les élémens de la tactique des fautes si grossières que Polybe les qualifie de délire et d'absurdité ? Que gagnerait-on à posséder encore l'ouvrage composé par Onésicrite sur le plan de la Cyropédie, mais tellement défiguré par

1.

De Orat., l. 11, c. XIV.

2. Arrian., lib. iv, c. x.

3. Longin., de Sublim., c. 111.

4. Voyez dans Polyb., lib. xii, c. XVII, XVIII, XIX, la critique du récit que faisait Callisthène de la bataille d'Issus.

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