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armes de Rome. Nous avons sans doute moins d'obligations directes au génie hellénique, mais nous lui devons déjà beaucoup, et nous pouvons encore emprunter immensément à son inspiration.

Pour qui sait comprendre, les livres de l'antiquité grecque ne seront jamais des conseillers vieillis. Ils ont plus que l'âge de Nestor, mais Nestor était écouté avec attention, avec respect, avec avantage, par tous les jeunes gens désireux de savoir et par les hommes d'élite dont la raison, déjà mûre, s'était formée à l'école de la vie.

<<< Sans vouloir devenir nous-mêmes des Grecs, a dit Herder, sachons les admirer... Pour se convaincre qu'ils ont accompli leur mission dans le monde, il n'y a qu'à les comparer avec d'autres nations ne voiton pas que leur génie et leurs institutions les ont nonseulement amenés sur le seuil de la philosophie et de la science politique, mais introduits dans l'enceinte même du sanctuaire?.... Malgré l'action si fatale et parfois si odieuse que tant d'États grecs ont exercée sur le sort des Hilotes, des Pélasges, des colonies, des étrangers et des ennemis, nous ne pouvons méconnaître la grandeur de ce génie national qui vivifiait Lacédémone, Athènes, Thèbes et, pour ainsi dire, toutes les parties de la Grèce. La noble inscription des Spartiates qui moururent aux Thermopyles (1) restera toujours comme la leçon fondamentale de

(1) Voir notre chapitre vi (p. 130),

la vertu politique. Plus de deux mille ans ont passé sur le monde, et cependant nous ne pouvons nous empêcher de regretter que cette maxime de mourir pour obéir aux lois, aux lois sévères de l'État, ne soit pas devenue le principe inaltérable de l'humanité tout entière. Aujourd'hui encore ce précepte est le plus élevé, le plus pur qu'il soit donné aux hommes de proclamer ou de mettre en pratique dans l'intérêt de leur liberté ou de leur bonheur. Il en est de même de la constitution d'Athènes, bien qu'elle soit empreinte d'un cachet tout différent; car, si l'objet d'une institution politique est d'éclairer le peuple sur la nature de ses véritables intérêts, Athènes a été positivement la ville la plus éclairée du monde connu. Or, puisque l'amour de la patrie et la diffusion des lumières sont les deux grands pôles d'où dépend toute la culture morale de l'humanité, Athènes et Sparte seront à jamais considérées comme les arènes immortelles où la politique humaine essaya ses premières forces, animée de la bouillante ardeur de la jeunesse. En dépit de toutes les fautes qu'ils ont pu commettre, une auréole de gloire entourera sans cesse les noms de Lycurgue, de Solon, de Miltiade et de Thémistocle, d'Aristide, de Cimon, de Phocion, d'Épaminondas, de Pélopidas, d'Agésilas, d'Agis, de Cléomène, de Dion, de Timoléon et de tant d'autres. Au contraire, les noms de Pausanias, d'Alcibiade et de Lysandre rappelleront toujours que ceux qui les portèrent ont détruit l'esprit public de la Grèce ou trahi leur patrie,

<< Il fallait probablement aussi le sol d'Athènes pour faire fleurir les modestes vertus de Socrate et pour leur faire produire de si beaux fruits dans l'âme de quelques disciples; car Socrate n'était qu'un citoyen d'Athènes, de même que sa morale, répandue dans des dialogues familiers, n'était que la morale d'un citoyen athénien. En résumé, c'est à Athènes que nous devons les principes les meilleurs et les plus vrais de sociabilité qui aient régné dans le monde (1). »

Et que l'on ne dise pas : « C'est là le jugement d'un métaphysicien, d'un rêveur; » le plus pratique des hommes de l'époque moderne, Benjamin Franklin, bien jeune encore, avait subi, comme ses Mémoires l'attestent, l'influence de l'esprit socratique, et, durant tout le cours de sa vie, il se félicita d'avoir reçu cette excellente impression (2).

<< Dans la sphère qu'ils occupaient, écrit encore Herder, les Grecs furent, à certaines époques et dans quelques-unes de leurs villes, la nation la plus ingénieuse, la plus brillante et la plus éclairée de l'antiquité. Du sein de la cité athénienne, on vit surgir des

(1) Philosophie de l'histoire de l'humanité. Cet ouvrage a été nouvellement traduit par M. É. Tandel (A. Lacroix, Verbockhoven et Cie, éditeurs; 1862); l'honneur de l'avoir interprété le premier, hors d'Allemagne, appartient à M. Edgar Quinet.

(2) Un appendice placé à la fin du volume contient l'exemple de la fidélité piquante avec laquelle le philosophe américain s'assimile les pensées du philosophe d'Athènes, mais en donnant au tour de sa leçon une forme plus apophthegmatique. Bien que Socrate fit usage de paraboles et de proverbes, il y recourait moins constamment que Francklin,

généraux, des orateurs, des philosophes, des hommes d'État, des artistes, qui furent tels selon l'éducation, le penchant, le choix, le hasard ou l'occasion; mais bien souvent on vit réunies chez le même homme, à Athènes, toutes les qualités qui ennoblissent l'homme et le rendent meilleur. » La raison en est dans ce fait que l'esprit de recherche, chez les Grecs, s'exerçait principalement sur la science de l'homme. Tout les attirait vers cette étude; elle dominait leur poésie, leur histoire, leurs institutions politiques. Chacun devait s'y adonner, puisqu'il ne fallait qu'une circonstance fortuite pour appeler un citoyen à remplir une charge publique qu'il ne pouvait refuser. Gouverner, ou tout au moins agir comme membre infatigable de la société, telle était donc la pensée de tous; on conçoit, dès lors, qu'il importait extrêmement de réfléchir sur les facultés et les passions communes, dans un pays où elles étaient si libres et si actives. Le philosophe le plus solitaire ne pouvait se contenter des pures spéculations de la science abstraite.

Pourquoi nous priverions-nous des leçons acquises par l'expérience des Grecs dans un milieu si favorable? Tout en réservant le droit de la critique, méditons leurs pensées. Si leurs systèmes philosophiques présentent des parties ambitieuses ou obscures qui effrayent, conservons ce qu'il a pu y avoir d'accessible et de pratique dans leur enseignement. C'est l'avis de Montaigne,

<< Otez, dit-il, toutes les subtilités épineuses de la dialectique, de quoi notre vie ne se peut amender; prenez les simples discours de la philosophie, sachez les choisir et les traiter à point : ils sont plus aisés à concevoir qu'un conte de Boccace... La philosophie a des discours pour la naissance des hommes, comme pour la décrépitude.

» Je suis de l'avis de Plutarque, qu'Aristote n'amusa pas tant son grand disciple à l'artifice de composer syllogismes, ou aux principes de la géométrie, comme à l'instruire des bons préceptes touchant la vaillance, prouesse, la magnanimité et tempérance, et l'assurance de ne rien craindre; et, avec cette munition, il l'envoya, encore enfant, subjuguer l'empire du monde à tout trente mille hommes de pied, quatre mille chevaux et quarante-deux mille écus seulement. Les autres arts et sciences, dit-il, Alexandre les honorait bien, et louait leur excellence et gentillesse ; mais, pour plaisir qu'il y prit, il n'était pas facile à se laisser surprendre à l'affection de les vouloir exercer.

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Petite hunc, juvenesque senesque,

Finem animo certum miserisque viatica canis (1). »

» C'est ce que dit Epicurus, au commencement de sa lettre à Meniceus : « Ni le plus jeune refuse à phi

(1) Jeunes gens, vieillards, tirez de là de quoi régler votre conduite; faites-vous des provisions pour le triste hiver de la vie. PERSE, Satire V, 64-65.

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