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à Delphes, chargé de fers, mis dans des cachots, puis condamné à être précipité (1). Rien ne lui servit de se défendre avec ses armes ordinaires, et de raconter des apologues : les Delphiens s'en moquèrent

« La grenouille, » leur dit-il, « avait invité le rat à la venir voir. Afin de lui faire traverser l'onde, elle l'attacha à son pied. Dès qu'il fut sur l'eau, elle voulut le tirer au fond, dans le dessein de le noyer, et d'en faire ensuite un repas. Le malheureux rat résista quelque peu de temps: Pendant qu'il se débattait sur l'eau, un oiseau de proie l'aperçut, fondit sur lui, et l'ayant enlevé avec la grenouille, qui ne se put détacher, il se reput de l'un et de l'autre. C'est ainsi, Delphiens abominables, qu'un plus puissant que nous me vengera je périrai, mais vous périrez aussi. »

» Comme on le conduisait au supplice, il trouva moyen de s'échapper, et entra dans une petite chapelle dédiée à Apollon (2). Les Delphiens l'en arrachèrent. Vous violez cet

asile, » leur dit-il, « parce que ce n'est qu'une petite chapelle; mais un jour viendra que votre méchanceté ne trouvera point de retraite sûre, non pas même dans les temples. Il vous arrivera la même chose qu'à l'aigle, laquelle, nonobstan! les prières de l'escarbot, enleva un lièvre qui s'était réfugié chez lui la génération de l'aigle en fut punie jusque dans le giron de Jupiter. » Les Delphiens, peu touchés de ces exemples, le précipitèrent. »

» Peu de temps après sa mort, une peste très violente exerça sur eux ses ravages. Ils demandèrent à l'oracle par quels moyens ils pourraient apaiser le courroux des dieux. L'oracle leur répondit qu'il n'y en avait point d'autre que d'expier leur

(1) Du haut de la roche Hyampée. C'était de là qu'on lançait le sacrilége dans l'espace : il se brisait les membres en tombant.

(2) Les temples étaient des lieux d'asile : aucun condamné n'en pouvait, sans sacrilége, être arraché par force.

forfait, et satisfaire aux mànes d'Ésope. Aussitôt une pyramide fut élevée. Les dieux ne témoignèrent pas seuls combien ce crime leur déplaisait : les hommes vengèrent aussi la mort de leur sage. La Grèce envoya des commissaires pour en informer, et en fit une punition rigoureuse. »

Que ces aventures soient imaginées à plaisir, elles ne prouvent pas moins l'autorité acquise par l'apologue chez les Grecs; il était bien réellement entré comme un genre usuel dans les habitudes de toute la nation, et ses conseils contribuaient à former l'esprit public. C'est à cause de cette popularité de la fable ésopique que le personnage d'Ésope se transforma lui-même en un génie tutélaire de la Grèce : on raconta que le bon conseiller était ressuscité d'entre les morts pour se battre, du côté des Hellènes, contre les Perses aux Thermopyles. Le brave petit Phrygien bossu avait fait autant de merveilles ce jour-là qu'un Génie guerrier, Castor ou Pollux. Il semble que le peuple, laborieux et spirituel, quoique ingénu, contemplât comme sa propre image dans ce pauvre affranchi, ce demi-paysan exposé tant de fois aux traverses de l'existence. Aussi lui attribuait-il un mot, un mot sublime, et parfaitement analogue aux réflexions du peuple, à ses vues d'observateur religieux et philosophe. Ésope, disait la légende, s'était une fois rencontré avec un sage, qui, pour l'embarrasser peut-être, lui avait posé cette question : « A quoi s'occupe Jupiter? C'est, répondit-il, à abaisser ce qui monte trop, à élever ce qui est en bas.» On ne peut douter, dit un malicieux auteur du XVIe siècle, que cette réponse ne soit l'abrégé de l'histoire humaine.

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Avant de clore ce chapitre, une remarque est nécessaire. Les Grecs ont admis qu'Esope n'était pas né leur compatriote, mais qu'il l'était devenu par une sorte d'adoption. On ne devrait pas croire pourtant que l'apologue fùt, parmi les Grecs, d'origine étrangère : tous les peuples créent d'euxmêmes la fable morale; elle est une forme naturelle de l'ima

gination. Mais si la Grèce a su la trouver sans secours, elle s'est enrichie d'une foule d'apologues nés en Orient. Les échanges de cette espèce ont été continuels dans l'antiquité. Les Orientaux, il est vrai, ont été très féconds en petites œuvres du caractère parabolique; ils en possèdent des recueils étendus (1).

Pour ne citer qu'un exemple de fable orientale, transcrivons un chapitre d'Hérodote :

« Lorsque les Lydiens eurent été subjugués par les Perses, les Ioniens et les Éoliens (d'Asie-Mineure) envoyèrent à Sardes (2) des ambassadeurs vers Cyrus, pour le prier de les accepter comme ses sujets, aux mêmes conditions qu'ils l'avaient été de Crésus (3). Ce prince répondit à leur demande par cet apologue: « Un joueur de flûte, ayant aperçu des poissons dans la mer, joua de la flûte, s'imaginant qu'ils viendraient à terre trompé dans son attente, il prit un filet et enveloppa une grande quantité de poissons qu'il tira sur le bord; et comme il les vit sauter: « Cessez, leur dit-il, cessez maintenant de danser, puisque vous n'avez pas voulu le faire au son de la flûte. » Il tint ce discours, parce que les Ioniens avaient refusé précédemment d'écouter ses ambassadeurs qui leur demandaient d'abandonner Crésus et de se joindre aux Perses (3). »

Cyrus se moquait ; un roi de Perse n'était pas ce mélomane qui joue d'abord de la flûte uniquement pour se divertir à voir danser autour de lui. Les Ioniens avaient agi selon la prudence, mais l'événement s'était tourné contre eux.

(1) Voyez M. ED. LANCEREAU, l'Hitopadesa «ou l'instruction utile; >> recueil d'apologues et de contes traduit du sanscrit, - l'ancienne langue de l'Inde, avec des notes historiques et littéraires, et un appendice contenant l'indication des sources et des imitations. (Paris, P. Jannet, 1855.)

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(2) Capitale de la Lydie.

(3) Le roi que Cyrus venait de détrôner.

(4) Histoires, 1, 141.

Si l'apologue n'était que ce qu'il fut pour le conquérant, un moyen de sarcasme, il n'aurait pas tout le prix qu'il obtint autrefois, et qu'il a encore dans l'éducation; les Athéniens n'auraient pas adopté, comme nous, l'habitude de mettre des livres de fables ésopiques entre les mains des enfants.

V.

THÉOGNIS ET LA POÉSIE GNOMIQUE.

Morale de Pindare.

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