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adresse qu'à sa force; c'est par son adresse que le pilote dirige sur la mer profonde le navire ballotté par les vents, et par son adresse l'écuyer peut triompher de son rival. Celui qui se confie témérairement à ses coursiers et à son char erre çà et là sur la plaine: ses chevaux s'égarent dans la carrière, et il ne peut les retenir; mais celui qui agit avec prudence, tout en conduisant des chevaux inférieurs, regarde sans cesse la borne, tourne tout auprès, et n'oublie pas comment il doit attirer à lui les fortes rênes, mais il les tient d'une main sûre et observe celui qui le devance (1). »

L'émulation du courage est soutenue par le désir d'échapper à l'ignominie d'une défaite méritée. Il ne faut pas encourir le blame des hommes. Le fils de Télamon, le vaillant Ajax, le dit aux Salaminiens qui combattent sous ses ordres :

<< Amis, soyez hommes; ayez de la pudeur dans l'âme; songez entre vous au jugement des uns sur les autres dans les mêlées vigoureuses. De ceux qui prennent garde à la honte il y a plus de sauvés que de tués : les fuyards n'ont ni gloire ni aide (2). »

Le vaincu remis à la discrétion du vainqueur tombe en servitude; esclave, il devient méconnaissable:

» Car Jupiter à la vue profonde enlève la moitié de ses qualités à l'homme pour qui arrive le jour de l'esclavage (3) »

Il faut donc que le guerrier hasarde sa tête pour la liberté, pour celle de ses proches et de ses concitoyens. Il leur doit compte de sa force et de ses autres facultés, et le plus noble des héros ne croit pas se déshonorer en prenant souci de l'opinion publique.

«Je redoute vivement, dit-il, ce que penseraient les Troyens et les Troyennes au long manteau traînant, si, comme un lâche, me tenant à distance, j'évitais le combat (4). »

(1) Iliade, chant XXIII, V. 313-324.
(2) Iliade, chant xv, v. 561-564.
(3) Odyssée, chant xvII, v. 322-323.
(4) Iliade, chant vr, v. 441-112.

III.

HÉSIODE :

Les travaux et les jours.

Vers le milieu du IXe siècle avant l'ère chrétienne, la société dont les poëmes d'Homère nous offrent le tableau avait fait place à une société nouvelle. Par suite de l'arrivée des Doriens, qui s'étaient installés de force dans le Péloponèse, les anciens Etats avaient été ou renversés ou modifiés profondément. A l'une et à l'autre époque, le peuple grec offre bien les mêmes caractères essentiels, mais l'organisation aristocratique de la première est déjà presque ruinée au temps de la seconde. Celle-ci se résume, en quelque sorte, dans le poëme des Travaux et des jours, dont l'auteur est Hésiode.

Hésiode a une biographie assez claire, assez bien fixée. Dios, son père, forcé de quitter Cyme, dans l'Éolide asiatique, à la suite de commotions politiques qui l'avaient ruiné, passe la mer Égée et vient s'établir à Ascra, au pied de l'Hélicon, dans la partie sud-ouest de la Béotic. S'il choisit ce triste village, inondé en hiver, brûlé en été, c'est qu'il y a là le souvenir vivant des Aloïdes, demi-dieux éoliens, et que les environs produisent en abondance du blé, du vin et des herbages. Quoique n'ayant que le titre de métanaste ( émigré, demi-citoyen), n'ayant pas de participation active aux élections souveraines, Dios oublie bientôt, dans l'ardeur du travail, les pertes subies en Asie et les humiliations infligées en Europe. Il pourrait d'ailleurs se consoler, rien qu'en

instruisant ses deux enfants dans l'art des Muses, toujours révéré en Béotie, mais rarement cultivé comme il l'était alors dans la Grèce asiatique, la douce patrie d'Homère, qu'il lui avait fallu abandonner.

» Hésiode surtout, le plus jeune des fils, avait l'esprit si charmé des vers antiques que son père lui avait souvent récités, qu'un jour, menant paître son troupeau, près de l'Hippocrène (1), il lui parut dans un songe que les Muses lui confiaient ce rameau de laurier qui, encore de nos jours en Grèce, donne le droit de conter et de chanter aux banquets et aux assemblées (2). » Cette histoire du rameau de laurier, emblème des talents poétiques, a fait admettre par des critiques modernes qu'Hésiode avait été le premier rhapsode. -Ils expliquent ce mot, non pas dans le sens où nous l'avons entendu précédemment, mais comme synonyme de rhabdophore, porteur du rameau,» récitateur qui ne s'accompagne pas de la lyre.

Après avoir chanté quelque temps pour charmer et instruire les bergers de l'Hélicon, devenus bien inférieurs à ce qu'ils avaient été au temps des disciples d'Orphée, Hésiode osa se présenter au concours poétique de Chalcis, en Eubée. Il reçut le prix des mains de Panidès, qui, arbitre du concours, brava courageusement les préjugés des auditeurs ioniens. Ceux-ci blâmèrent le juge d'avoir décerné la couronne et le trépied d'honneur au poëte éolien : habitués à ce que le vers épique célébrât uniquement les dieux, les rois et les guerriers, ils le croyaient avili par l'emploi qu'Hésiode en avait fait pour louer le travail et tous les humbles arts de la

(1) Littéralement « la Fontaine du Cheval, » c'est-à-dire de Pégase, le cheval ailé. D'un coup de pied il fit jaillir cette source: elle fut consacrée aux Muses.

(2) M. J. STÉCHER, Le plus ancien poëte de la bourgeoisie, mémoire inséré dans la Revue trimestrielle (Bruxelles, octobre 1858). Nous ferons, pour la suite de ce chapitre, plusieurs autres emprunts au savant travail de M. J. Stécher, ainsi qu'à MM. F. Dehèque et Guigniaut.

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