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A vrai dire, ces dieux étaient parfois jaloux et formalistes. La prospérité continue d'un héros les offusquait facilement; l'oubli le plus involontaire des cérémonies de leur culte attirait sur un mortel et sur un peuple entier de rudes châtiments. Médiocrement scrupuleux dans leur propre conduite, ils étaient volontiers sévères pour ceux des humains qui s'oubliaient dans des actes et des pensées illicites.

« Les intérêts de la morale se trouvaient surtout rattachés à la religion par les fonctions de puissances supérieures qui étaient spécialement chargées d'infliger les peines encourues par les grands criminels. Homère désigne simplement l'emploi des Furies sans fixer leur nombre ou décrire leur forme, que l'imagination des poëtes postérieurs peignit avec des détails effrayants; mais l'obscurité dans laquelle il laisse leur esquisse enveloppée n'est peut-être pas moins redoutable. Leur demeure, située au milieu des sombres profondeurs du monde invisible, inspirait une horreur profonde aux heureuses divinités qui habitaient les sommets toujours riants et toujours éclairés de l'Olympe. Elles s'entouraient de ténèbres lorsqu'elles couraient sur la terre pour faire exécuter les arrêts de la justice divine (Пiade, 1x, 572.) Leur occupation principale était de faire observer le respect dû à la vieillesse, à l'autorité paternelle, aux droits de la famille (Iliade, ix, 454; xxi, 412; xv, 204); mais le parjure, et probablement tous les autres crimes les plus réprouvés par l'opinion publique, étaient également soumis à leur surveillance (Iliade, XIX, 260; Odyssée, xvii, 475). La terreur qu'inspiraient ces inexorables ministres de la vengeance divine formait, sinon un contre-poids parfait, du moins un frein salutaire à la légèreté inconsidérée qu'aurait pu encourager le gouvernement facile et capricieux des dieux de l'Olympe (1). »

Nous en avons dit assez sur la moralité et les croyances re

(1) CONNOP THIRLWALL, p. 138.

ligieuses qu'expriment les deux plus anciennes épopées de la Grèce; il nous reste à en extraire quelques pensées qui puissent confirmer les assertions précédentes; mais nous nous réservons de montrer par une autre publication le jeu même des caractères et des passions dans Homère.

La condition de l'homme est, selon le poëte, généralement douloureuse; il faut accepter avec résignation les maux de la

vie.

a

« Il n'y a aucune utilité, dit-il, dans des lamentations qui refroidissent; car les dieux ont prédestiné les malheureux mortels à vivre tristes, tandis qu'eux-mêmes sont exempts de chagrins.

» Deux tonneaux sont placés sur le seuil du palais de Jupiter et remplis de tout ce qu'ils ont à nous envoyer dans l'un sont les maux; dans l'autre, les biens. Celui pour qui Jupiter, le dieu de la foudre, entremêle ses présents, tantôt éprouve le mal et tantôt éprouve le bien; celui à qui il ne donne que les douleurs, il le rend sujet à l'outrage, et la faim dévorante le poursuit sur la terre féconde; il s'en va errant partout, méprisé des dieux et des hommes (1). »

Étres périssables, nous passons rapidement les uns après les autres :

«Telle est la naissance des feuilles, telle aussi celle des hommes. Le vent sème les feuilles à terre, puis la forêt bourgeonne et en produit d'autres, quand vient la saison du printemps. Ainsi naissent et meurent les générations d'hommes (2).

L'homme se lasse aisément :

(1) Iliade, chant XXIV, vers 521-533.

(2) Iliade, chant vi, v. 146-149. Cette comparaison, si mélancolique d'ailleurs et si belle, est naturellement suggérée au poëte par une sorte de jeu de mots : le nom qui veut dire une feuille ne diffère en grec que par une seule lettre d'un de ceux qui signifient « race, génération.

>>

On se rassasie de tout, du sommeil et du plaisir, des douces chansons et des nobles chœurs des danses (1). »

Il se lasse, à plus forte raison, de la douleur :

« Un homme a perdu quelqu'un de cher, ou son propre frère ou même son fils; cependant il quitte à la longue les pleurs et le deuil. En effet, les Destinées (2) ont mis chez les hommes un cœur capable de résignation (3). »

Soumis à la destinée dans un certain ordre d'événements. l'homme attire aussi sur soi, par le mauvais usage de la liberté qui lui appartient, des maux qui n'étaient pas nécessaires, fatalement attachés à son existence. Lorsque Égisthe vient de succomber sous les coups d'Oreste, qui venge son père Agamemnon, Jupiter, songeant au crime d'Égisthe, fait entendre ces paroles : « Hélas! les hommes accusent sans cesse les dieux; ils disent que c'est de nous que viennent les maux, et pourtant c'est par leurs propres attentats que, bien au delà des ordres du Destin, ils souffrent tant de douleurs (4)....

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Devant les méfaits des coupables, comment la justice divine ne sévirait-elle pas? Aussi, malgré sa clémence, le dieu de l'Olympe finit par châtier les pervers :

(1) Iliade, chant XIII, V. 635-636.

(2) Cet endroit de l'Iliade est le seul où il soit question des Destinées; ailleurs il ne parle que de la Destinée, Mara, qu'il appelle aussi Æsa. La Mora distribue à chaque homme, au moment de la naissance, les conditions de sa vie; elle est spécialement la dispensatrice du sort; cependant Jupiter est aussi nommé comme l'arbitre du destin; il peut accélérer ou retarder les arrêts de la Mœra ou les éclaircir dans les cas douteux. Les autres dieux ne sont pas non plus privés de toute influence sur ces arrêts. L'Esa, dans l'Odyssée (vIII, 197), est accompagnée des Filandières, nommées plus tard les Parques. La comparaison de la vie à un tissu dont la Destinée fournit les fils est fréquente dans les deux poëmes homériques. THEIL ET HALLEZ-D'ARROS, Dictionnaire d'Homère et des Homérides. In-8°, Paris; Hachette, éditeur; 1812.

(3) Iliade, chant xxiv, v. 46-19.

(4) Odyssée, chant 1, v. 37-39.

<< Parfois, sous un vent d'orage, en un jour d'automne, la terre assombrie semble gémir quand Jupiter déverse une pluie torrentielle, parce que, plein de courroux, il veut sévir contre les hommes, qui, sur la place publique, jugent outra geusement d'iniques procès et expulsent la justice, ne tenant pas compte de ce que les dieux les regardent. Tous les fleuves du pays débordent, des ravins crevassent de tous côtés les collines; vers l'océan noirâtre les eaux courent avec d'immenses bruissements, des hauteurs à l'abîme : les œuvres de l'homme disparaissent (1)... »

Souvent, il est vrai, une propre fille de Jupiter, Até (la Démence), pousse les hommes aux actes insensés; elle accourt, si légère qu'on ne l'entend pas marcher, si rapide qu'en un moment elle a fini son œuvre. Dans le ciel même elle osa frapper d'aveuglement jusqu'à Jupiter, qui, dans son ressentiment, la précipita du haut de l'Olympe (Iliade, XIX, 91-130). Pour se prémunir contre les redoutables suggestions de la déesse, il faut se rendre accessible aux prières. L'ancien précepteur d'Achille, Phénix, le rappelle à ce héros irrité :

« Achille, dompte ta grande åme; tu ne dois pas avoir un cœur impitoyable; les dieux mêmes peuvent être fléchis, eux dont le bonheur, la dignité, la force l'emportent sur nos avantages. Par les sacrifices, par les vœux propitiatoires, par les libations, par l'odeur des victimes, on les apaise, quand un homme a transgressé et péché : c'est que les Prières sont filles du grand Jupiter; boiteuses, ridées, le regard oblique, elles s'efforcent pourtant de marcher sur les pas d'Até. Celle-ci est vigoureuse et prompte; elle les devance donc toutes de beaucoup, parcourant toute la terre, causant du dommage aux hommes; mais les Prières viennent derrière elle, apportant la guérison. Celui qui révère ces filles de Jupiter, lorsqu'elles s'approchent, en reçoit un puissant secours, et elles exaucent ses vœux; mais s'il est quelqu'un

(1) Iliade, chant xvi, v. 384-392.

qui les renie, qui les repousse obstinément, elles montent vers le fils de Saturne, et l'implorent pour qu'Até s'attache aux pas de cet homme, et les venge en le punissant (1). » En effet, qui peut se flatter d'être toujours supérieur aux autres hommes ?

<< La victoire passe d'un homme à l'autre (2). »

<< Enyalius (3) est le dieu de tous, et souvent il tue celui qui vient de tuer (4). »

Ainsi, nous devons ouvrir notre âme à la pitié, ne sachant pas si notre tour d'implorer assistance ne viendra pas bientôt.

« C'est Jupiter qui nous envoie le pauvre et l'étranger (5). » « Le suppliant, l'étranger, est comme un frère pour l'homme qui a tant soit peu de sens (6). »

Le Grec doit être brave, mais il sait réfléchir; son esprit n'est pas celui d'un sauvage aveugle, féroce; il respecte les dieux et leurs lois; il se respecte lui-même; il s'applique à ne rien outrer, et même, dans les heures d'entraînement, à conserver sa clairvoyance.

Au moment où Antilochus va disputer le prix de la course des chars, son père, le sage Nestor, lui dit :

. Courage, ô mon cher fils, donne place dans ton esprit à toute habileté. L'ouvrier qui coupe le chêne doit plus à son

(1) Iliade, chant Ix, v. 496-512.

(2) Iliade, chant vi, v. 339.

(3) Arès ou Mars est le dieu de la guerre et, comme tel, a le surnom de « meurtrier » (enyalios); mais on conjecture qu'il y a en outre un dieu spécial du meurtre dans les combats, Enyalius.

(4) Iliade, chant xvIII, v. 309.

(5) Odyssée, chant vi, v. 208.

(6) Odyssée, chant VIII, v. 516-547. Quand l'étranger est devenu un hôte, il contracte avec celui qui l'a reçu un lien d'amitié qui se transmet aux descendants et se perpétue dans les familles. Si deux hommes ainsi alliés se trouvent en présence l'un de l'autre sur le champ de bataille et se reconnaissent pour des hôtes, ils évitent ou ils cessent de lutter ensemble et se détournent chacun vers un autre point du lieu du carnage.

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