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APOLOGIE DE SOCRATE DEVANT SES JUGES (1).

« Il est, je crois, de mon devoir de transmettre à la postérité la conduite de Socrate cité en justice, de dire quel parti il prit relativement à sa défense et comment il voulut mourir. D'autres ont traité le même sujet avant moi, et tous se sont accordés sur la fierté de son langage: ainsi nul doute sur ce point; mais, comme ils ne nous indiquent pas les motifs qui lui ont fait préférer la mort, il en résulte que sa fierté dans cette occasion paraît chez lui trop peu dirigée par le discernement.

» Heureusement Hermogène, fils d'Hipponicus, — ami de Socrate, a rapporté des choses où l'on voit la convenance de la hauteur des réponses qu'il fit avec le sentiment qui l'inspirait. Ce disciple raconte que voyant Socrate s'entretenir de tout plutôt que de son procès, il lui dit : « Socrate, ne devrais-tu pas songer à ta défense? - Quoi donc! tu ne vois pas que je m'en suis occupé toute ma vie! - Comment cela? En ne commettant jamais d'injustice. Voilà, selon moi, la plus belle préparation d'apologie. combien d'innocents ont péri victimes de leur fierté devant les tribunaux athéniens, tandis que bien souvent, ou attendris par des supplications, ou séduits par les prestiges de l'éloquence, les juges ont absous des criminels? – Eh bien, je te le jure, deux fois j'ai voulu m'occuper de cette apologie, deux fois mon génie s'y est opposé (2). Ce que tu dis là

Ignores-tu donc

(1) Ce titre, donné un peu au hasard, comme il arrivait souvent dans les œuvres des anciens, n'est pas tout à fait exact; l'Apologie est moins un plaidoyer qu'une explication des sentiments et du langage de Socrate avant, pendant et après sa comparution en justice. Schneider pense qu'elle formait anciennement la dernière partie des Mémoires.

(2) On a beaucoup discuté sur le génie de Socrate. Quelques-uns ont cru que par ce mot il désignait simplement le conseil de sa

m'étonne. Quoi! tu es surpris que Dieu juge qu'il m'est avantageux que je finisse! Ignores-tu donc que je peux défier qui que ce soit de prouver qu'il ait vécu plus irréprochable que moi, puisque toute ma vie, idée consolante! a été religieuse et juste? Fort de ma conscience, j'ai vu en outre mes amis intimes me rendre le même témoignage. Si, à présent, ma carrière se prolonge, ne serai-je pas contraint de payer le tribut à la vieillesse? Ma vue s'affaiblira, mon oreille deviendra moins sensible; je serai plus lent à comprendre : ce que j'ai appris je l'oublierai plus facilement. Si je viens à m'apercevoir de ce déclin et à me déplaire à moi-même, quel attrait aura pour moi la vie?

» Sans doute qu'au bienfait de terminer mon existence à propos, Dieu joint encore celui d'une fin paisible, puisque, si l'on me condamne, j'ai droit de choisir le genre de mort jugé le plus doux par des esprits sages, un genre de mort qui. inénage la sensibilité des amis et rend si pcu redoutable l'approche des derniers moments. N'offrir à leurs yeux rien d'affligeant, ne faire sur leur âme aucune impression douloureuse, s'éteindre par degrés en conversant avec eux, sain de corps et d'esprit, quel sort plus digue d'envie?

» Les dieux avaient raison de me combattre, lorsque je délibérais avec vous, et que vous étiez d'avis qu'on cherchât tous les moyens de me rendre à ma liberté; car, si je l'eusse acceptée, quel sort je m'apprêtais ! Je renonçais au bienfait d'un prochain trépas pour mourir un peu plus tard, consumé ou par des maladies, ou par la vieillesse qui, devenue étrangère à tout plaisir, voit encore fondre sur elle tous les maux ensemble. Hermogène, je jure de ne point courir au-devant d'une condamnation; mais si, en parlant au tribunal de tous les avantages que je crois tenir de la bienveillance des dieux et des hommes; si, en manifestant à mes juges mon opinion

conscience et de sa raison; mais il est plus probable qu'il croyait entendre assez fréquemment les avis d'une voix divine.

sur ma personne, j'ai le malheur de leur déplaire, alors je préfère mourir plutôt que de mendier bassement la permission de vivre et de prolonger une vie qui serait plus affreuse que la mort. »

» C'est d'après ces principes qu'au rapport d'Hermogène, Socrate se défendit. Accusé de ne point reconnaître les dieux de la république, d'introduire de nouvelles divinités, et de corrompre la jeunesse, il s'avança devant le tribunal et parla en ces termes :

« Ce qui m'étonne le plus dans cette affaire, Athéniens, c'est la conduite de Mélitus. Quel est donc le motif qui l'autorise à dire que je méconnais les dieux de la république, lorsque n'importe qui, Mélitus lui-même, s'il l'a voulu, tous m'ont vu prendre part à toutes les fêtes et sacrifier sur les autels publics? Est-ce donc introduire de nouvelles divinités que de dire que la voix d'un dieu retentit à mon oreille et dirige mes actions? N'est-ce pas sur des bruits de voix que se règlent ceux qui consultent et le chant des oiseaux et les paroles fortuites? Qui peut nier que le tonnerre ne parle et ne soit le plus énergique des augures? N'est-ce pas par le secours de la voix que la Pythie, sur son trépied, proclame les oracles de son dieu ? Certes, chacun pense et confesse, ainsi que moi, que la Divinité manifeste et dévoile l'avenir à qui elle veut. Mais ce qui annonce l'avenir, les autres le nomment chant des oiseaux, parole fortuite, prodige, divination; moi je l'appelle génie, et en lui donnant ce nom je me crois plus religieux et plus vrai que ne le sont ceux qui transportent dans des volatiles la puissance des dieux. Une preuve que je ne mens pas contre la Divinité, c'est que, toutes les fois que j'ai annoncé à mes amis les desseins de l'Étre suprême, jamais ils ne m'ont trouvé en défaut. »>

» Les juges, ou révoltés de son discours, ou jaloux des préférences que le Ciel lui accordait, firent entendre un murmure tumultueux. Socrate poursuivit : Écoutez encore, afin que ceux d'entre vous qui veulent douter des faveurs

dont le Ciel m'honore, se fortifient dans leur incrédulité. Un jour, en présence d'une nombreuse assemblée, Chéréphon interrogeait l'oracle de Delphes à mon sujet : « Il n'est pas, répondit Apollon, d'homme plus libre, plus juste, plus sage que Socrate. »

› Ces paroles ayant, comme cela devait être, excité parmi les juges un plus grand bruit encore, Socrate reprit, toujours d'après Hermogène : « Quoi donc ! le dieu n'a-t-il pas donné de plus grands éloges au législateur des Lacédémoniens? -T'appellerai-je homme ou dieu,» lui dit-il, en lui adressant la parole lorsqu'il entrait dans le temple (1)?- Pour moi, sans me comparer à un dieu, l'oracle a prononcé que je l'emportais de beaucoup sur les autres hommes.

» Ne croyez pourtant pas légèrement à ce témoignage d'Apollon lui-même; examinez en détail chacun des éloges qu'il me donnait. Connaissez-vous quelqu'un moins esclave de ses passions que moi, plus libre que moi, qui ne reçois ni récompense ni présent? A qui, je vous prie, attribueriez-vous le nom de juste, si ce n'est à l'homme modéré qui s'accommode de ce qu'il a, sans jamais désirer ce qu'il n'a pas? Refuserez-vous le nom de sage à celui qui, depuis l'âge de la raison, s'est livré constamment à la recherche, à l'étude de tout ce qui est bien?

» La preuve que mes travaux n'ont pas été infructueux n'est-elle pas dans la préférence que donnent à ma société quantité de citoyens et d'étrangers amis de la vertu? Par quel motif plusieurs d'entre eux désirent-ils me faire des présents, quoiqu'ils sachent tous que je ne suis nullement en état de rendre la pareille ? Comment se fait-il que personne ne prétende à aucune reconnaissance de ma part, et que

(1) Hérodote nous a conservé les vers mêmes prononcés par la Pythie : « Te voilà dans mon temple, ô Lycurgue, ami de Jupiter et des habitants de l'Olympe; mon oracle incertain balance s'il te déclarera un dieu ou un homme; je te crois plutôt un Dieu. » Histoires, 1, 65.

cependant tant de gens conviennent qu'ils me sont redevables? Pourquoi, pendant le siége d'Athènes (1), tandis que mes compatriotes déploraient leur sort, ne vivais-je pas plus dans la détresse qu'aux plus beaux jours de la république ? Pourquoi enfin voit-on les autres acheter à grands frais leurs délices au marché, tandis que, sans nulle dépense, j'en trouve de plus réelles au dedans de moi-même? Si, dans tout ce que je dis de moi, nul ne peut me convaincre de mensonge, ne mérité-je pas les éloges et des dieux et des hommes ?

» Telle est ma conduite, et cependant, Mélitus, tu m'accuses de pervertir la jeunesse. Sans doute nous savons ce qui constitue la perversité des jeunes gens. Nommes-cn, si tu en connais, qui, pieux d'abord, sages, économes, modérés, tempérants, laborieux, soient devenus, par mes leçons, impies, violents, amis du luxe, adonnés au vin, efféminés ; qui enfin se soient livrés à quelque passion honteuse..

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« Oui, repartit Mélitus, j'en connais que tu as décidés à suivre tes avis plutôt que ceux de leur père, de leur mère. » - Je l'avoue, répliqua Socrate, mais c'était à propos de leur instruction. Ainsi, pour la santé, nous suivons les conseils des médecins plutôt que ceux de nos parents. Et vous, Athéniens, dans les élections des généraux, ne préférez-vous pas à vos pères, à vos frères, à vous-mêmes, les citoyens jugés les plus habiles dans la profession des armes?»-« Tel est l'usage, repartit Mélitus, et le bien général le demande.

Mais, ajouta Socrate, toi, Mélitus, qui vois que dans tout le reste les plus habiles obtiennent préférence et considéra

(1) Le siège que la ville eut à soutenir contre le général des Spartiates, Lysandre, et qui se termina par la soumission des Athéniens (401). Ils durent accepter le gouvernement de trente magistrats choisis entre les partisans de Lacédémone. En 403, ils parvinrent à secouer cette tyrannie et à rentrer sous le régime des lois.

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