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De là les tendances symboliques de quelques-unes des fictions d'Homère; mais l'aède se faisait aussi le conseiller de la vie politique, familière, le moraliste naïf d'une société émue, ravie par ses narrations héroïques.

Que valent ces conseils et cette morale? Apologistes et détracteurs ont tour à tour élevé la voix.

En général l'admiration a dominé. Le recueil des louanges données en divers temps à Homère forme un ample appendice de la Gnomologie homérique (ou « Choix de pensées morales d'Homère) publiée en Angleterre au xvu siècle. Non-seulement les Grecs ont célébré Homère comme le premier des poëtes pour l'art et l'intérêt; non-seulement ils le représentent comme le modèle le plus parfait de l'éloquence et le type inspirateur de tous les talents; mais encore ils honoraient en lui un guide excellent de la vie, un maître même pour la guerre et la politique (1). Plutarque ne tarit pas dans

tres morceaux de même style dont l'étendue varie de 4 à 59 vers. L'usage des rhapsodes de commencer leurs récits par une pieuse invocation explique peut-être cette diversité; on inclinerait à croire que plusieurs des morceaux conservés sont de simples préambules de ce genre, le commencement de chants héroïques qui se sont perdus.

(1) Montaigne écrit au chapitre XXXVI du livre II des Essais: « Alexandre le Grand, ayant rencontré, parmy les despouilles de Darius, un riche coffret, ordonna qu'on le luy reservast pour y loger son Homère, disant que c'estoit le meilleur et le plus fidele conseiller qu'il eust en ses affaires militaires. Pour cette mesme raison, disait Cleomenes que « c'estoit le poëte des Lacédémoniens, parce qu'il estoit tres bon maistre de la discipline guerriere. » Cette louange singuliere et particuliere luy est aussi demeuree, au jugement de Plutarque, que « c'est le seul aucteur du monde qui n'a jamais saoulé ne desgousté les hommes, se montrant aux lecteurs tousjours tout aultre et fleurissant tousjours en nouvelle grace. » Ce follastre d'Alcibiades, ayant demandé à un qui faisoit profession de lettres, un livre d'Homère, luy donna un soufflet parce qu'il n'en avoit point; comme qui trouveroit un de nos prebstres sans treviaire... Non seulement aulcunes races particulieres, mais la

les éloges qu'il lui donne; Dion Chrysostome, vers le même temps, se persuade que Socrate a tiré toutes ses conceptions philosophiques de l'Iliade et de l'Odyssée. Maxime de Tyr, à la fin du ir siècle de notre ère, consacre une très-longue dissertation à prouver que le vénérable aède, de propos délibéré, enveloppa sous ses fictions la philosophie tout entière. Ailleurs il examine ironiquement les griefs de Platon contre le divin poëte. Au m° siècle, Porphyre abonde dans le même sens que Dion, et s'ingénie à montrer dans les allégories d'Homère des intentions plus raffinées que l'époque homérique ne le comportait. Saint Basile enfin, au ive siècle, transcrit avec une sorte d'approbation ce jugement d'un de ses maîtres païens les sophistes Libanius, Himérius ou Proæresius : « Ainsi que je l'ai entendu dire par un homme admirablement ingénieux à pénétrer l'esprit des poëtes, toute la poésie d'Homère est l'éloge de la vertu; tout en elle vise à cette fin constante. Un exemple remarquable se voit dans la partie où le poëte a représenté le chef des Céphalléniens sauvé nu d'un naufrage: la fille d'un roi vient à peine de l'apercevoir qu'elle est prise de respect, bien loin que dans cet état même il cause aucun scandale, parce que sa vertu lui tient lieu des plus beaux vêtements; peu après il semble si recommandable aux Phéaciens que, sans plus penser à l'opulence dans laquelle ils vivaient, tous le regardent, le contemplent avec envie; pas un qui ne souhaite plus que tout avantage d'être lui-même cet Ulysse, ce naufragé. Dans de tels passages, ajoutait le docte critique, Homère semble crier aux hommes: «Recherchez la vertu, qui surnage avec le naufragé et fait d'un malheureux jeté nu sur la plage un personnage plus grand que les fortunés Phéaciens (1). »

plus part des nations cherchent origine en ses inventions Sept villes grecques entrerent en debat du lieu de sa naissance : tant son obscurité mesme luy apporta d'honneur! » Comparez l'abbé BARTHÉLEMY, Voyage d'Anacharsis, Introduction.

(1) Traité de l'utilité qu'on peut retirer de la lecture des auteurs pro

Platon est plus rigoureux : il bannit de sa république imaginaire tout poëte qui ne serait pas un prédicateur de vertu; aussi Homère est nommément rejeté comme capable de corrompre la jeunesse en prêtant aux dieux des passions indignes de leur majesté (1). L'hostilité du philosophe s'explique, du reste, par le dessein qui l'anime: Platon rêve l'établissement d'une cité sur un plan systématique; Homère est l'auteur le moins systématique du monde, et se contente de montrer la société grecque telle qu'il la trouve dans le présent ou dans les souvenirs populaires. Platon, en outre, était entraîné par l'exemple d'un philosophe son devancier, de Xénophane, qui attaqua passionnément la théologie d'Homère.

Les modernes se sont partagés de même, et récemment encore un auteur faisait, avec autant de verve que de sévérité, la critique des caractères homériques (2). « Jules Scaliger, fanes. Cf. TZETZES, Allegoriæ Iliadis (accedunt Pselli allegoriæ), curante J.-F. Boissonade. In-8°, Paris; Durand, éditeur.

Le philosophe Anaxagore avait donné le premier une interprétation allégorique d'Homère.

La littérature grecque, en vieillissant, a poussé jusqu'à l'excès puéril le goût de voir ainsi des allégories dans Homère; mais c'était la suite d'une tentation bien naturelle. « J'avoue ingénuement, disait Bacon, que je suis très-disposé à croire que la plupart des fables des anciens poëtes renfermaient dès l'origine un sens mystérieux et allégorique, soit que je me laisse subjuguer par cette vénération qu'inspire naturellement l'antiquité, soit parce qu'en approfondissant ces fictions je découvre quelquefois entre le sens qu'elles présentent naturellement et la texture même de la fable, ou les noms des êtres mis en action dans la fiction, une analogie si exacte, si sensible et si frappante, qu'on ne peut disconvenir que les inventeurs n'aient eu en vue ce sens même et ne l'aient à dessein couvert du voile de l'allégorie. » Il est du moins permis de se servir de leurs fictions pour y supposer en dessous une pensée analogue à nos propres vues. C'est un cadre qui reste ouvert pour recevoir commodément des tableaux modernes.

(1) De la République, livres II, III, X. Cf. ARISTOTE, Métaphysique,

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(2) E. VÉRON, Du progrès intellectuel de l'humanité; supériorité des arts modernes sur les arts anciens, 1862; in-8°.

quoiqu'il sacrifie toujours Homère à Virgile, traite Platon magistralement (Poétique, 1, 2), et récrimine contre lui. En 1577, Guillaume Paquelin, Beaunois, fit paraître à Lyon son Apologème pour le grand Homère contre les répréhensions du divin Platon sur aucuns passages d'icelui, requête adressée au parlement de Dijon, à qui l'auteur semble demander un arrêt contre Platon en faveur d'Homère. L'abbé Massieu (Mémoires de l'Académie des Inscriptions, t. 11) défend encore Homère. Lilio Giraldi (1er Dialogue sur les poëtes) entre bien mieux dans la pensée du philosophe; et Rollin (Traité des études, 11, 1, 2) essaye après lui le rôle de conciliateur. JeanJacques Rousseau, qui ne veut rien concilier, cite la traduction latine de Ficin dans sa note sur ces mots de la Lettre à d'Alembert: « Il n'est pas bon qu'on nous montre toutes sortes d'imitations, mais seulement celles des choses honnêtes et qui conviennent à des hommes libres (1). »

En faisant la part du bien et du mal, il convient de dire d'abord avec Montaigne: « Est-il possible qu'Homère ayt voulu dire tout ce qu'on lui faict dire, et qu'il se soit presté à tant et si diverses figures que les théologiens, législateurs, capitaines, philosophes, toute sorte de gents qui traictent sciences, pour diversement et contrairement qu'ils les traictent, s'appuyent de luy, s'en rapportent à luy? Maistre general à touts offices, ouvrages et artisans; general conseiller à toutes entreprises: quiconque a eu besoing d'oracles et de predictions en y a trouvé pour son faict. Un personnage sçavant, et de mes amis, c'est merveille quels rencontres et combien admirables il y faict naistre en faveur de nostre religion; et ne se peult aysement despartir de cette opinion que ce ne soit le desseing d'Homere (2). »

On avouera ensuite que ce serait un phénomène par trop étrange si l'époque homérique, voisine encore de la barbarie,

(1) M. J.-V. LECLERC, Pensées de Platon, notes, p. 510.

(2) Essais, liv. 1, ch. 12.

avait produit un code complet de morale, sans y rien mettre qui se ressentit de la rudesse et de l'ignorance contemporaines; mais les sentiments naturels se montrent dans l'Iliade et dans l'Odyssée avec une candeur charmante, et d'ingénieuses allégories embellissent certaines vérités de la vie.

Les héros d'Homère, à la vérité, sont fatalistes ; mais ce dogme erroné d'un puissant destin qui ne laisserait rien à la liberté de l'homme, n'a pas eu chez eux les conséquences qu'il a produites ailleurs. « Inculqué dans les esprits de barbares féroces et sensuels, le fatalisme leur donne de temps en temps un accès de vigueur temporaire, après lequel ils tombent dans une apathie qui les rend incapables d'efforts dans les occasions ordinaires. La croyance des Grecs était le résultat de leurs réflexions naturelles touchant l'ordre apparent du monde, la faiblesse de l'homme, et les effets que des causes cachées et inexplicables pouvaient avoir sur sa conduite et sur ses succès.

<< Elle ne remplaçait pas en eux le courage, elle ne leur servait pas de prétexte à l'indolence. Si elle leur inspirait une certaine résignation dans l'adversité, elle leur laissait du moins toute leur énergie, tant qu'ils conservaient quelque espoir d'échapper par leur prudence ou leur activité aux maux dont ils se voyaient menacés; elle ne les empêchait pas d'implorer l'aide des dieux.

» Les heureux habitants de l'Olympe ne dédaignaient pas de s'intéresser eux-mêmes aux affaires de l'humanité, race inférieure et malheureuse (Iliad., XVII, 446; Odyssée, XVIII, 130), mais qui, unie à eux par des liens de parenté, leur pa- raissait souvent digne de leur alliance et méritait leur sympathie. Ils détestaient généralement l'orgueil, l'insolence, et ces enivrements de la fortune et du pouvoir qui font oublier aux hommes qu'ils sont des êtres faibles et mortels (1). »

(1) CONNOP THIRLWALL, Histoire des origines de la Grèce ancienne, traduite par M. Ad. Joanne, p. 137.

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