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moitié d'une mine, l'autre vaut deux mines, un autre cinq, un autre dix (1). On assure même que Nicias, fils de Nicérate, a donné jusqu'à un talent d'un esclave capable de diriger les travaux de ses mines d'argent (2). Examinons donc s'il y a un tarif sur les amis comme sur les esclaves.-Je le crois, dit Antisthène; car il est tel ami que j'estimerais plus de deux mines, tel autre pour qui je ne dépenserais pas une demimine, tel dont je donnerais dix mines, tel enfin que je préférerais à toutes les richesses et à tous les revenus.

> - Cela étant ainsi, reprit Socrate, chacun ferait bien de s'examiner soi-même, de chercher combien il peut valoir aux yeux d'un ami, et de travailler à devenir d'un assez grand prix pour n'être pas négligé. Tous les jours j'entends dire à l'un mon ami m'a trahi; à l'autre un homme que je croyais m'être attaché m'a sacrifié pour une mine. En réfléchissant sur toutes ces plaintes, je me demande si, lorsqu'on trouve d'un mauvais ami plus qu'il ne vaut, il est à propos de s'en défaire, comme on vend un mauvais esclave à un prix quelconque. Quant aux bons serviteurs, je ne vois presque pas qu'on les vende, pas plus qu'on ne se défait des vrais amis (3). »

(1) La mine représente 95 fr. de notre monnaie.

(2) Nicias, riche et libéral, aurait pu succéder à Périclès dans l'administration de la république d'Athènes; par ses talents militaires, il rendit d'abord d'importants services; mais, chargé malgré lui d'un commandement en Sicile, il finit par tomber avec les débris de ses troupes au pouvoir des Syracusains (413), qui, dit-on, le lapidèrent. Suivant un autre récit, il aurait échappé à ce honteux supplice en se poignardant. Plutarque a écrit la vie de Nicias. — Un talent valait 5,700 fr. Cf. p. 321, note.

(3) Mémoires, livre 11, ch. v.

L'UNION DES FRÈRES.

Socrate, Chérécrate (1).

Écoutez, Chérécrate, seriez-vous de ces gens qui aiment mieux les richesses que leurs frères, oubliant que des trésors sont choses inertes, tandis qu'un frère est un être intelligent; qu'il peut nous défendre, au lieu que des richesses ont besoin d'être défendues; que d'ailleurs on a un frère, tandis que l'industrie multiplie les richesses? Il serait fort étrange qu'un frère ne se plaignît pas de ne pas réunir sur sa tête toutes les fortunes de tous ses concitoyens, et qu'il se trouvât lésé parce qu'il ne jouit pas de tous les biens de son frère. Quoi! il pourrait se dire à lui-même qu'il vaut mieux jouir sans danger d'une propriété suffisante, que de posséder seul, et toujours tremblant, toutes les fortunes réunies de ses concitoyens, et il ne jugerait pas de même quand il s'agit du bien de son frère!

» Si l'on en a le moyen, on achète des esclaves pour être aidé dans ses travaux; on se fait des amis pour avoir un appui, et l'on néglige ses frères comme si l'on pouvait trouver des amis parmi ses concitoyens, mais non parmi des frères! Cependant quel titre à l'amitié que d'être nés du même sang, d'avoir été élevés ensemble, puisqu'il existe une tendresse naturelle même entre les animaux nourris du même lait!

» De plus, qu'un citoyen ait pour appui l'amitié de ses frères, on lui marque plus d'égards que s'il en était privé; on craint plus de l'offenser.» «Socrate, s'il n'y avait pas de graves motifs de désunion, il faudrait supporter son frère, et ne pas s'en éloigner légèrement. En effet, comme vous le

(1) Chérècrate, croyant avoir des griefs fondés contre son frère Chéréphon, venait de témoigner son ressentiment par des paroles amères prononcées devant Socrate.

dites, c'est un grand bien qu'un frère qui se montre tel qu'il doit être; mais quand il manque à tous ses devoirs, et qu'il est tout le contraire de ce qu'on doit en attendre, ira-t-on essayer l'impossible? - Mais, Chérécrate, votre frère déplaît-il à tout le monde comme à vous? n'y a-t-il pas des personnes qui s'en louent? - Socrate, ce qui me le rend odieux, c'est qu'il s'efforce de plaire aux autres, et que, dès qu'il me rencontre, il ne dit rien, ne fait rien que pour me chagriner.

)— Un cheval, dit Socrate, renverse le cavalier maladroit qui essaye de le monter: si l'on a sujet de se plaindre d'un frère, n'est-ce pas parce qu'on ne sait pas s'accommoder à son humeur?-Et comment mériterais-je ce reproche, si je sais répondre aux honnêtetés qu'on me dit, aux services qu'on me rend? Mais puis-je montrer de la bienveillance à un homme qui, dans ses actions et ses discours, prend à tâche de me désobliger? Je ne le tenterai même pas. - Ce que vous dites là m'étonne, Chérécrate. Si vous aviez un chien, gardien fidèle de vos troupeaux, qui caressât les bergers, et qui grondât dès que vous l'approchez, n'est-il pas vrai qu'au lieu de vous mettre en colère, vous tâcheriez de l'apprivoiser par des caresses? Et vous ne ferez rien pour vous concilier votre frère, vous qui trouvez qu'un frère est un grand bien quand il se comporte comme il doit, vous qui avouez que vous savez dire des choses aimables et rendre des services!

>> - Je crains, répondit Chérécrate, de n'être pas assez habile pour le ramener à son devoir. Mais il me semble que vous n'avez besoin pour cela ni d'artifice ni de moyens extraordinaires. Employez ceux que vous connaissez, et sûrement vous le gagnerez, et il vous estimera. - Instruisez-moi donc sans plus tarder: est-ce que vous auriez découvert qu'à mon insu je possède quelque philtre séducteur?-Dites-moi, si vous vouliez qu'un de vos amis vous priât de son repas, lorsqu'il sacrifierait, que feriez-vous? Il est clair qu'à mon premier sacrifice je commencerais par l'inviter lui

même. - Et si vous vouliez l'engager à prendre soin de vos affaires en votre absence, que feriez-vous? - S'il s'absentait, je serais le premier à me charger des siennes. - Et si vous vouliez qu'un étranger vous donnât l'hospitalité quand vous voyageriez dans son pays? Je ne manquerais pas de lui offrir ma maison quand il viendrait à Athènes; et si je désirais qu'il expédiât mes affaires lorsque j'irais chez lui, il faudrait que je lui en eusse donné l'exemple en m'occupant des siennes.

> - Quoi! vous connaissez tous les philtres qui existent, et vous en faisiez mystère! Hésitez-vous donc, par une mauvaise honte, à prévenir votre frère? Je crois cependant infiniment glorieux d'être le premier à faire du mal à ses ennemis et du bien à ses amis (1). Si j'avais jugé Chéréphon plus capable que vous de donner l'exemple d'un bon caractère, j'eusse tâché de le persuader de vous prévenir; mais je crois le succès assuré, si c'est vous qui commencez.

D - En vérité, Socrate, le conseil que vous me donnez est indigne de vous. Vous voulez que je fasse les premiers pas, moi le plus jeune! c'est à l'aîné que l'honneur de parler ou d'agir le premier appartient chez tous les peuples. -Comment! n'est-ce pas partout au plus jeune à céder le pas à l'aîné, à se lever pour le recevoir, à lui présenter le meilleur siége, à lui laisser la parole? Ne balancez pas, honnête jeune homme, essayez d'adoucir votre frère, et bientôt il se rendra. Voyez comme il a l'âme grande et noble! Si l'on s'attache les petites âmes avec des présents, on soumet les âmes généreuses en les prévenant d'amitié.

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» — Et si je fais ce que vous dites, et qu'il n'en devienne pas meilleur? Que risquez-vous? de montrer que vous êtes un

-

(1) Il est vrai qu'au point de vue de son utilité, un homme habile tâche d'écraser ses ennemis avant qu'ils aient pu lui nuire; mais cette manière d'opérer, permise à la guerre, est immorale dans la vie commune,

bon, un tendre frère, et qu'il n'est qu'un mauvais cœur, indigne de tendresse. Mais non, il ne s'en montrera pas indigne. A peine se verra-t-il provoqué par vous à ce combat, qu'il s'efforcera de vous vaincre en générosité. A la manière dont vous êtes ensemble à présent, je crois voir les deux mains que les dieux ont faites pour s'entr'aider, oublier leur destination et chercher à se gêner l'une l'autre ; ou les deux pieds que la Providence a formés pour se donner des secours, s'embarrasser réciproquement. N'est-ce pas le comble de la démence et du malheur de tourner à notre détriment ce qui était fait pour notre avantage? Il me semble que le ciel, quand il a formé deux frères, a bien plus consulté leurs intérêts mutuels que celui des pieds, des mains et des yeux, en les créant doubles: car les mains ne peuvent saisir à la fois deux choses éloignées de plus d'une orgye (1) l'une de l'autre; les pieds ne peuvent s'écarter d'une orgye; les yeux, qui semblent découvrir de si loin, ne peuvent pas voir à la fois par devant et par derrière les objets même les plus voisins. Au contraire, placez, si vous voulez, à une grande distance l'un de l'autre deux frères qui s'aiment, ils se rendront encore des services mutuels (2).

. »

DEVOIRS DES ENFANTS ENVERS LEURS PARENTS.

Socrate, Lamproclès (3).

« Mon fils, savez-vous qu'il y a des hommes qu'on appelle ingrats? Assurément.

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Et savez-vous quelles actions leur ont mérité ce titre? Puis-je l'ignorer? On appelle ingrats

(1) Cette mesure de longueur équivaut à 1 mètre 85 centimètres. (2) Mémoires, livre I, ch. 1.

(3) Lamproclès, l'aîné des trois fils que Socrate avait de Xanthippe, venait de manifester de la mauvaise humeur contre sa mère, lorsque son père eut avec lui cet entretien.

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