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que vous faites en cinq ou six jours, on va aisément d'Athènes à Olympie? Au reste, vous ferez mieux de partir un jour d'avance que de différer. Il est fâcheux d'être contraint à faire de longues traites; mais il est commode de pouvoir perdre un jour en route: il convient donc que vous hâtiez votre départ. >

« Je suis épuisé, disait un autre, d'une longue route que je viens de faire. » Il lui demanda s'il portait quelque fardeau : « Non, en vérité; c'était assez de mon manteau. Marchiez-vous seul, ou suivi d'un serviteur? - J'avais un serviteur. Allait-il à vide, ou portait-il quelque chose?— Il portait mes hardes et mon bagage. - Et comment s'est-il tiré du chemin? - Mieux que moi, je crois. Et s'il eût fallu porter son fardeau, comment vous seriez-vous trouvé? Mal, assurément, ou plutôt je n'aurais pu le porter. Jugez-vous digne d'un homme exercé dans les gymnases d'être moins en état que son esclave de supporter la fatigue?»

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En public, en particulier, à l'armée, à la ville, sa conduite était toujours celle d'un citoyen soumis aux lois, aux magistrats, aux supérieurs légitimes. Un jour que le sort l'avait désigné pour présider l'assemblée du peuple, la foule voulait porter un décret injuste: il s'y opposa en s'appuyant sur la loi, et resta impassible devant les fureurs d'une multitude à qui nul autre n'aurait osé résister. Quand sa patrie tomba sous la domination des Trente tyrans, si ces usurpateurs de l'autorité lui commandaient quelque chose d'injuste, il n'obéissait pas. Ainsi sominé par eux de mettre fin à ses colloques avec la jeunesse, il ne tint compte de la défense. Un jour que les Trente lui prescrivaient d'aller, avec quelques autres citoyens, arrêter un homme qu'ils voulaient mettre à mort, le philosophe répondit que leur ordre, n'étant pas légal, ne pouvait l'obliger (1).

Voyant qu'ils avaient fait mourir un grand nombre de ci

(1) XENOPHON, Mémoires, IV, 1.

toyens distingués et qu'ils en forçaient d'autres à seconder leurs injustices, il avait osé dire publiquement : « Je serais étonné que le gardien d'un troupeau qui en ferait disparaître une partie et rendrait l'autre plus maigre, ne voulût pas s'avouer mauvais pasteur; mais il est plus étrange encore qu'un homme, se trouvant à la tête de ses concitoyens, enlève les uns, corrompe les autres, et n'avoue pas, en rougissant de honte, qu'il est un mauvais chef de l'État.

D

On demandait à Socrate, dit Cicéron (1), quelle était sa patrie. « Toute la terre,» répondit-il, en donnant à entendre qu'il se croyait citoyen de tous les lieux où il y a des hommes.

Avant lui déjà, l'esprit philosophique avait franchi les bornes de la cité. Anaxagore fut citoyen de la terre plutôt que de Clazomène. Pythagore, dit-on, ne fit aucune différence entre les Grecs et les Barbares dans l'organisation de sa société; il embrassait la création entière dans son amour. Démocrite s'était proclamé citoyen du monde; toutefois cette profession de sentiments cosmopolites avait été moins une doctrine que l'indifférence d'un sage pour les intérêts journaliers de la politique. La pensée de Pythagore, plus haute et plus pure, inspira peut-être Socrate, qui, le premier, sut concilier rationnellement les devoirs du citoyen avec ceux de l'homme (2). Le grand Athénien, en s'élevant au-dessus du patriotisme jaloux qui régnait chez les Grecs, ne se séparait pas de la cité où le hasard l'avait fait naître; il l'aimait avec tendresse, et, tout en estimant les institutions de Lycurgue supérieures à celles de Solon, il manifesta toujours une prédilection particulière pour sa patrie. S'il ne montait pas à la tribune pour entretenir le peuple des intérêts du jour, s'il n'était pas, à proprement parler, un homme politique, sa vocation n'avait pas de moindres avantages pour l'État. « Il

(1) Tusculanes, v. 37. Cf. PLUTARQUE, Sur l'exil, ch. v; ÉPICTÈTE, Discours philosophiques recueillis par Arrien, 1, 9, 1.

(2) M. F. LAURENT, Histoire du droit des gens, t. 11, p. 392.

s'occupait de persuader à tous, jeunes et vieux, que les soins du corps et l'acquisition des richesses ne devaient point passer avant leur perfectionnement moral, que la vertu ne vient pas des richesses, mais que tous les biens viennent aux hommes de la vertu (1). »

Un pédant prétentieux, que l'on appelait le Gargotier de la prose, à cause de son mauvais style, Antiphon le sophiste, qui le jalousait et cherchait à détacher de lui ses disciples, lui disait : « Vous vous flattez de former des hommes d'État, ce qui suppose que vous connaissez la politique; d'où vient alors que vous ne prenez aucune part aux affaires de la cité? Comment puis-je mieux servir ma patrie? »> répliqua Socrate; « est-ce en me consacrant de ma personne à la politique active, ou bien en m'efforçant de lui donner le plus possible d'hommes d'État capables (2)? »

Cet envieux vint un jour le voir, et le trouvant au milieu de son cercle de familiers, lui parla ainsi :

Je croyais, Socrate, que ceux qui professent la philosophie devaient devenir plus heureux; mais il me semble que vous ne tirez pas trop de la sagesse un pareil avantage. A la manière dont vous vivez, un esclave, nourri comme vous, ne resterait pas chez son maître. Vous mangez les mets les plus grossiers, vous buvez les plus pauvres boissons. Vous avez un méchant manteau, et le même, hiver comme été ; vous n'avez ni chaussure ni tunique. Vous refusez de l'argent : néanmoins, quand on en gagne, l'argent réjouit ; gagné, il fait vivre avec plus d'agrément et de liberté. Dans toutes les professions, les élèves suivent l'exemple du maître si ceux qui vous fréquentent vous ressemblent, vous leur aurez enseigné l'art d'être misérable.

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Antiphon, répondit Socrate, vous me paraissez croire que je vis bien tristement, et, j'en suis sûr, vous aimeriez

(1) PLATON, Apologie de Socrate.

(2) XENOPHON, Mémoires sur Socrate, 1, 6.

mieux mourir que vivre comme moi. Voyez donc ce que vous trouvez de si dur dans ma façon de vivre. Ceux qui reçoivent de l'argent sont obligés de remplir la condition sous laquelle ils obtiennent un salaire. Pour moi, qui n'en reçois point, je ne suis pas forcé de m'entretenir avec des gens qui me déplaisent. Vous méprisez mes aliments; sont-ils moins sains que les vôtres, moins nourrissants, plus difficiles à trouver, plus rares et plus chers? ou bien enfin les mets que l'on vous assaisonne sont-ils plus agréables à votre palais que ceux que je me procure? Ignorez-vous qu'avec un bon appétit on n'a pas besoin d'assaisonnement, et que celui qui boit avec plaisir ne songe pas même aux boissons qu'il n'a pas?

» Quant aux vêtements, vous savez qu'on en change pour se garantir du chaud et du froid, que l'on porte des chaussures dans la crainte de se blesser les pieds en marchant. M'avez-vous jamais vu confiné à la maison par le froid, ou, durant la chaleur, disputant avec quelqu'un pour avoir une place à l'ombre? ou enfin, ne pouvant aller où je voulais parce que j'avais les pieds blessés? Ceux qui étaient faibles de constitution ne deviennent-ils pas supérieurs, s'ils se sont exercés, à ceux qui, nés plus robustes, se sont négligés? Et ne croyez-vous pas qu'après avoir habitué mon corps à supporter les privations et les fatigues, je n'y résisterai pas plus aisément que vous, qui ne vous êtes jamais occupé de ce soin? Pourquoi ne suis-je pas esclave de la bonne chère, du sommeil, de la volupté? Ah! c'est que je connais d'autres plaisirs plus doux, qui, loin de se borner au moment, promettent des jouissances continuelles. Vous savez qu'on n'embrasse pas gaiment une entreprise dont on n'espère aucun succès, mais qu'on se livre avec joie à la navigation, à l'agriculture, à quelque travail que ce soit, quand on croit y réus sir. Est-il selon vous une volupté comparable à celle d'espérer qu'on se rendra soi-même plus estimable, et qu'on aura des amis plus vertueux? Doux espoir de tous les instants de ma vie !... »

Une autre fois Antiphon dit encore à Socrate: « Je vous estime un homme juste, mais non pas un homme sage, et vous-même en paraissez convaincu. Vous ne recevez point d'argent de vos leçons; cependant vous ne donneriez pas, vous ne vendriez pas même au-dessous de leur valeur votre manteau, votre maison, ni rien de ce que vous possédez. Si vous attachiez du prix à vos leçons, il est clair que vous exigeriez un salaire. Que vous soyez un homme de bien, je vous l'accorde, puisque vous ne trompez personne par cupidité; mais ne prétendez pas être au rang des doctes, puisque vous ne savez rien qui mérite d'être payé (1). »

Socrate lui répondit : « Que d'autres aiment de bons chiens, de beaux chevaux, de beaux oiseaux; mon plaisir, à moi, c'est de me procurer des amis estimables Si je sais quelque chose d'utile, je leur en fais part; je les présente à tous ceux que je crois en état de les aider dans le chemin de la vertu. Je recherche, je parcours avec eux ces trésors précieux que les anciens nous ont laissés dans leurs écrits; si nous trouvons quelque chose de bon, nous le recueillons, et nous croyons faire un grand gain, si par ces lectures en commun nous nous rendons utiles les uns aux autres. »

Au surplus, il ne se pressait pas de rendre les jeunes gens qui le fréquentaient, habiles à parler, habiles en affaires, et déliés : il pensait qu'il fallait leur donner auparavant la sagesse, persuadé que, s'ils ne la possèdent pas, ceux qui ont des talents commettent plus d'injustices et font plus de mal que personne.

(1) C'est le raisonnement du défenseur du prévenu dans la Cour d'assises, d'Henri Monnier : « Celui qui plaide d'office, ordinairement, le fait parce qu'il n'a pas de cause; or, il n'a pas de cause parce qu'il ne sait pas plaider: « donc un avocat d'office ne sait pas plaider. >>>

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