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Les premiers philosophes avaient cherché de bonne foi la vérité; mais la différence des solutions qu'ils proposaient conduisit au doute plus d'un témoin de leur antagonisme.

Les révolutions intérieures avaient excité de vives contentions, et, dans l'ardeur des guerres civiles, on avait violé les principes les plus sacrés de la morale; la méchanceté avait été pour beaucoup un instrument de fortune, et la jeunesse s'était instruite à mettre toute sa confiance dans la force et l'adresse, non dans le bon droit.

Les sophistes furent en général les serviteurs complaisants et mercenaires de la double tendance qui, par le doute et par l'orgueil, conduisait à l'immoralité. Furent-ils tous aussi médiocres, aussi vains, aussi impuissants que l'ont dit leurs adversaires? Non, évidemment : Protagoras d'Abdère, Hippias d'Élis, Gorgias même, ce Prodicus que nous avons cité, déployèrent les brillantes ressources du talent pour rendre à leurs villes natales des services considérables. Toutefois, en examinant l'ensemble de la doctrine de chacun, on verra qu'ils professaient en réalité un art dangereux.

Protagoras (1) se flattait de communiquer à ses adversaires les moyens de rendre bonne une mauvaise cause; ses maxi

(1) Vers 440 avant J.-C.

mes étaient : « Rien hors de nous ne peut être connu avec certitude;-sur une même chose on peut affirmer les contraires;-l'âme est tout entière dans la sensation ;- toute pensée est savoir. »

Gorgias vint à Athènes en 426; il y obtint un immense succès de parole. Dans sa jeunesse, il avait écrit un livre du Non-étre, où il cherchait à établir les trois points suivants:

1° Il n'existe rien; 2° s'il existait quelque chose, on ne pourrait le connaître; 3° si l'on pouvait connaître quelque chose, on ne pourrait le communiquer aux autres hommes.

Il n'y a donc en tout, d'après lui, qu'apparence et illusion. Deux frères, Euthydème et Dionysodore, natifs de Chio, enseignaient que « chacun sait tout et toujours, » et que <nulle affirmation ne peut être un mensonge. » La grande recette de leur art, comme maîtres d'éloquence, était l'emploi de l'équivoque et des déductions trompeuses.

On ne trouverait pas des habitudes plus saines en recherchant, d'après les anciens témoignages, quelques souvenirs des propositions familières aux autres sophistes de la même période Thrasymaque de Chalcédoine, Évenus de Paros, Critias, Polus d'Agrigente, Calliclès, etc.

Si, d'une part, tant d'opinions singulières heurtaient les intelligences communes et les inquiétaient, il dut y avoir contre la sophistique, après l'épuisement qui suivit la guerre du Péloponèse, une réaction générale et même excessive.

D'autre part, la religion avait contre les philosophes et les sophistes que l'on regardait comme leurs proches parents, des griefs déjà anciens. Parce que des philosophes entrevoyaient un Dieu véritable planant au-dessus des fantômes de dieux, on les accusait d'athéisme, et cette imputation recevait une apparence de certitude, lorsqu'on entendait le sophiste Critias, un des trente tyrans d'Athènes, prétendre que les dieux étaient «< une invention de la politique. »

De semblables assertions étaient condamnées par les lois de la Grèce; on se rappelle que, d'après le précepte de Zaleucus,

D

<tous les citoyens devaient être persuadés de l'existence des dieux. » Cet axiome était impliqué dans les diverses constitutions. Aussi les Athéniens, tout légers qu'ils fussent, s'indignaient de la sacrilége liberté des poëtes novateurs et des savants. Les mêmes protestations s'élevaient partout, el quand l'esprit de dévotion prévalait, il était implacable. Une foule d'hommes furent exilés ou mis à mort sous prétexte d'impiété. Périclès eut besoin de tout son crédit pour sauver de la peine capitale Anaxagore, son maître; Prodicus se vit condamner par les Athéniens, et, suivant l'usage, eut à choisir lui-même son genre de mort: il s'empoisonna en buvant la ciguë.

L'histoire de Diagoras de Mélos (vers 416) ne se termine pas moins tragiquement. Il avait été sollicité par les Mantinéens de leur donner des lois, et ces lois se trouvèrent excellentes. C'était un homme d'une imagination exaltée; il avait composé des dithyrambes où l'ardeur de la poésie se mêlait à celle d'une piété fougueuse. On l'avait vu se livrer aux pratiques les plus zélées du culte, parcourir la Grèce pour se faire initier dans les Mystères, témoigner enfin par toute sa conduite de son amour pour les dieux. Mais plus tard il se métamorphosa complétement à la suite d'une injustice dont il fut victime. Un de ses amis refusa de lui rendre un dépôt, et appuya son refus d'un serment prononcé à la face des autels. Le silence des dieux sur un tel parjure, ainsi que sur les cruautés exercées par les Athéniens dans l'île de Mélos, étonna le philosophe et le précipita du fanatisme de la superstition dans celui de l'athéisme. Il souleva les prêtres, en divulguant dans ses discours et dans ses écrits les secrets des Mystères; le peuple, en brisant les effigies des dieux; la Grèce entière, en niant ouvertement leur existence. Un cri général s'éleva contre lui: son nom devint une injure. Les magistrats d'Athènes le citèrent à leur tribunal et le poursuivirent de ville en ville: on promit un talent (1) à

(1) Monnaie fictive d'une valeur que l'on suppose avoir été égale à 5,700 francs.

ceux qui apporteraient sa tête, deux talents à ceux qui le livreraient en vie, et pour perpétuer le souvenir de ce décret, on le grava sur une colonne de bronze. Diagoras, ne trouvant plus d'asile dans la Grèce, s'embarqua et périt dans un naufrage (1). »

Le retentissement d'aventures aussi éclatantes prédisposait la foule à détester aveuglément quiconque faisait profession de philosophie. Le jour où des individus, dans une classe d'hommes, se compromettent par leurs fautes, est souvent suivi du discrédit et de la chute de cette classe entière. La haine, qui avait ainsi commencé à s'attacher au nom de « maître » ou de « chercheur de sagesse, » devait atteindre et tuer le plus irréprochable des Grecs, le bon et ingénieux So

crate.

Il était né à Athènes l'an 470 avant l'ère chrétienne. Ses parents étaient pauvres. Jeune, il exerça, comme son père Sophronisque, l'art du sculpteur et y obtint de la réputation; mais le riche Criton, son ami, l'encouragea et paraît l'avoir aidé à vivre libre de toute occupation manuelle pour se consacrer entièrement à l'étude. Il lut ou écouta les philosophes les plus célèbres et se familiarisa promptement avec les principales doctrines du temps comme avec le langage de la science; bientôt il résolut de se tracer un but particulier et une méthode personnelle. Au lieu de s'égarer dans les conjectures sublimes, il s'occupa tout spécialement de l'observation des facultés intellectuelles et morales de l'homme, et prit en quelque sorte pour sa devise ce vieux mot trop oublié : << Connais-toi toi-même. »

Les faux sages promettaient à leurs disciples de leur apprendre tout ce qui est imaginable en éloquence, politique, peinture, sculpture, stratégie, tactique, et même en fait de bonheur. Hippias se vantait de savoir tout, jusqu'à l'art du cordonnier, et de pouvoir rendre un jeune homme

(1) L'ABBÉ BARTHÉLEMY, Voyage d'Anacharsis, ch. LXXVI.

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