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Il ne faut parler qu'avec réserve de toute composition qui aurait vu le jour en Grèce avant l'époque de l'Iliade et de l'Odyssée; non que les Grecs n'aient eu jusque-là aucune œuvre de l'esprit, le contraire résulte suffisamment de ce que l'on a vu dans les pages précédentes, mais ils n'écrivaient rien encore; la mémoire était seule dépositaire de leurs essais poétiques. La poésie des Mystères ou des temples les plus primitifs ne fut jamais anciennement, ni même dans les siècles érudits qui suivirent la première antiquité, l'objet d'une étude complète et critique. Nul collecteur sérieux ne se mit en quête pour en assembler les débris respectables. Loin de là, l'usage se répandit chaque jour davantage, à mesure qu'on s'éloignait des origines, de supposer des livres antiques; toutes ces fraudes engendraient une foule de créations apocryphes, sans valeur archéologique. Nous sommes donc dispensé par cette considération d'étudier, comme l'a fait le savant Fabricius au commencement de sa Bibliothèque grecque, les soixante ou soixante-dix auteurs prétendus antéhomériques.

Nous ne pouvons pas non plus accueillir à cette place et comme ayant devancé les poëmes d'Homère, certains livres et fragments tels que le Pamandrès, l'Asclepius, la Clef, le Cratère et autres, qui seraient les très-vieilles traductions

grecques de morceaux empruntés à l'Égyptien Hermès Trismégiste. Il suffirait, à défaut d'autre raison (et les raisons ne manquent pas), de rappeler que ces écrits sont en prose: or il est avéré que la prose est née en Grèce bien plus tard que l'époque prétendue de ces livres et de ces opuscules.

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Il doit nous suffire, en conséquence, de les avoir mentionnés par provision, quitte à les examiner en leur lieu, c'est-à-dire à l'époque probable de leur rédaction, vers les commencements de notre ère. Ces pages ne sont pas d'ailleurs à dédaigner, ne fût-ce qu'à titre de premiers monuments d'une science cultivée au moyen âge et jusqu'à nos jours avec une passion aussi ardente que chimérique, la science du grand œuvre, la recherche de la pierre philosophale, de l'élixir universel, de l'eau du soleil, en un mot de cet agent mystérieux, qui procurerait la richesse inépuisable, la santé florissante et indestructible, toutes les dignités, toutes les jouissances, aux heureux adeptes qui l'auraient découvert.

Les rêveurs qui l'ont cherché s'appellent, comme on sait, des alchimistes, mais aussi des philosophes hermétiques, précisément par souvenir de cet Hermès égyptien ou Thot, dieu de l'intelligence et de l'industrie, à qui les prêtres de Memphis faisaient honneur d'une grande et sublime encyclopédie sacrée en trente-six mille cinq cent vingt-cinq volumes.

On possède sous le nom d'Homère des hymnes en l'honneur d'Apollon, de Hermès ou Mercure, d'Aphrodite ou Vénus, de Déméter ou Cérès, de Dionysos ou Bacchus, d'Arès ou Mars, etc. Sans être l'œuvre du poëte auquel on les donne, ils appartiennent du moins à une époque très-ancienne, mais non à la plus ancienne, à celle que nous pourrions appeler orphique. L'auteur est indiqué par supposition, mais l'œuvre même n'est pas apocryphe, et indique un âge où déjà la poésie religieuse n'est plus tout entière rattachée aux doc. trines des Mystères; si c'est encore une pensée pieuse qui

l'inspire, elle est plus libre, moins imprégnée de ces inspirations fortement symboliques où se concentrait le génie d'un sanctuaire plein d'arcanes.

Ces hymnes, en effet, sont d'une allure et d'un goût pópulaires; on y aperçoit, à côté de la vénération pour le dieu ou la déesse que le poëte célèbre, une sorte de gaîté naïve, qui ne se croit pas sacrilége en racontant, si le sujet y prête, des légendes presque facétieuses. Le plus remarquable à ce point de vue est l'hymne à Hermès. On y voit le dieu s'abandonnant, dès la première enfance, à la ruse et à la moquerie. A peine au monde, il détourne les bœufs de son frère et dissimule leur trace; cependant un vieux pâtre l'a vu et le dénonce en vain l'enfant se fait petit et se cache dans son berceau; on l'emporte devant le trône de Jupiter; mais il plaide sa cause et la gagne avec un rare bonheur, puisqu'il se réconcilie avec le plaignant. Ailleurs l'invention de la lyre est plaisamment rapportée. Hermès aperçoit une tortue qui s'avance avec lenteur: « Tortue, jolie tortue, lui dit-il, tu es digne de figurer dans les danses... Tu vis maintenant sur les montagnes, mais je te porterai dans les demeures habitées... Tu seras mieux dans une maison; les injures de l'air sont pour toi dangereuses. » Là-dessus il l'emporte, détache avec le fer la carapace de la pauvre bête, et sur cette écaille dispose des roseaux, des morceaux de cuir de bœuf, des intestins de brebis. Enfin, avec un archet, il s'ingénie à faire bruire le nouvel instrument, puis s'accompagne de la voix et improvise des chansons.

Ce n'est pas à dire que l'hymne homérique soit conçu en opposition avec l'enseignement des Mystères; il les honore, il les célèbre. Ainsi, dans l'hymne à Cérès, nous lisons ce passage:

‹ La déesse, s'avançant, montre au roi, chef de la justice, à Triptolème, à Dioclès, qui maîtrise les coursiers, au puissant Eumolpe, à Célée, pasteur des peuples, les saints rites des autels; elle leur enseigne à tous les orgies (les divins Mystères),

choses saintes qu'il n'est permis ni de transgresser, ni d'apprendre, ni de révéler indiscrètement; car un pieux respect s'y oppose. Mais heureux sur la terre les hommes qui les ont vus! Celui qui n'est pas initié et n'y participe point n'aura jamais un sort égal au leur quand il sera descendu dans l'humide séjour des ténèbres. »

Le poëte a donc foi dans la sainteté des leçons pieuses; il essaye même quelquefois de rivaliser par l'enthousiasme avec la majesté des croyances sacrées. Ainsi dans cet hymne :

« Je te chanterai, ô Terre, toi, la mère universelle, la base inébranlable, qui nourrit toute chose ici-bas! Tout ce qui marche sur le sol, ou traverse la mer, ou vole dans les airs, tire sa nourriture de toi et de ta richesse! C'est par toi que la famille est prospère en beaux enfants et en belles moissons, ô déesse! C'est de toi qu'il dépend de donner et de conserver la vie aux périssables humains. Fortuné celui que tu honoreras de ta faveur! A lui tout vient en abondance. Pour ceux-là foisonnent les guérets chargés d'épis, les troupeaux croissent dans les champs et la maison se remplit de biens. Ils gouvernent par de sages lois leurs villes ornées de femmes gracieuses. Le bonheur et la richesse les suivent en tout. Leurs fils s'enorgueillissent d'une gaîté fraîche et nouvelle, et leurs jeunes filles, se jouant avec allégresse en chœurs couronnés de guirlandes, dansent parmi les fleurs de la prairie : les fils et les filles de ceux que tu veux honorer, sainte déesse, inépuisable génie ! Salut, mère des dieux, épouse du ciel étoilé! en retour de mes chants, accordé-moi par ta faveur une vie fortunée. J'aurai souvenir de toi, et je m'occuperai d'un autre chant (1). »

Le poëte n'est pas un mercenaire; mais il vit, avec l'aide divine, de la faveur publique. Aussi demande-t-il à la déesse de lui assurer une vie fortunée, » ou, plus littéralement, « des moyens de vivre qui satisfassent son désir ». Il promet,

(1) Traduction de M. Villemain.

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