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Avant la période que l'on désigne sous le nom de « temps héroïques, et qui est caractérisée par les mœurs dont les poëmes d'Homère nous offrent la peinture, il y a eu chez les Grecs une époque déjà religieuse, où régnaient de graves et simples croyances.

Si tous leurs savants et tous leurs historiens se sont accordés pour placer confusément dans le fond des tableaux où ils représentent la vie animée des Hellènes d'une époque plus moderne, des Pélasges toujours sérieux, peut-être, sous ce nom de Pélasges, devons-nous entendre qu'il s'agit des anciens de la famille hellénique ou d'une autre famille trèsrapprochée de la souche commune.

Les doctrines que les Pélasges avaient admises se maintinrent encore longtemps après que les Hellènes leur eurent succédé sur le théâtre mouvant de l'histoire; elles conservèrent beaucoup de vénération, de célébrité. Des poëtes s'appliquèrent de bonne heure à les renouveler et à les embellir (1); le peuple en garda un souvenir impérissable, et ce qu'elles avaient de plus auguste, de plus pur, paraît avoir servi de base aux révélations usitées dans ces grandes écoles demi-religieuses, demi-philosophiques, que l'on appelait les Mystères.

(1) FR. SCHLEGEL, Histoire de la littérature ancienne et moderne, traduite de l'allemand, par W. Duckett.

En quoi consistait cet enseignement des premières sociétés? Horace encore nous le dit :

« Les hommes menaient une existence sauvage: Orphée, un prêtre, un interprète des dieux, vint les détourner du meurtre et des habitudes d'une vie grossière. Voilà pourquoi l'on prétend qu'il sut apprivoiser les tigres et les lions. De même Amphion, le fondateur de Thèbes, passe pour avoir su mouvoir les pierres aux sons de sa lyre, et par son doux appel les conduire où il voulait.

» Tel fut en effet le rôle de la sagesse primitive: instituer la propriété, distinguer le sacré du profane, interdire les unions brutales, donner des lois au mariage, enclore des villes...

» De pareils services ont valu des honneurs, un souvenir respectueux à des chantres et à des vers divinement inspirés (1).

Nos habitudes modernes ne nous permettent pas toujours de comprendre l'importance de la poésie dans les sociétés du monde naissant ; mais il est incontestable que les leçons des maîtres antiques empruntaient l'usage de la mesure et du rhythme; les musiciens-poëtes ont été les éducateurs de la Grèce musique barbare, si l'on veut; poésie informe, on doit le croire; assez puissantes néanmoins pour exciter les cœurs, régler les intelligences et venir en aide à la mémoire.

Vers le premier siècle de notre ère, Strabon, aussi judicieux qu'instruit, disait déjà que les fables sont la première sagesse des peuples, comme le mètre est la première forme de cette science naïve. Une centaine d'années plus tard, Plutarque écrivait à son tour: « Les âges anciens produisaient des natures et des tempéraments portés à la poésie comme d'un élan facile, des âmes où naissaient presque de soi-mêmes la passion, l'entraînement, des instincts qui n'attendaient plus qu'une légère excitation du dehors, qu'une secousse de l'ima

(1) Art poétique, v. 391-401. Cf. BOILEAU, Art poétique, Ive chant.

gination, non-seulement pour pousser à l'astronomie ou à la philosophie des génies prédestinés à ces études, mais pour jeter les âmes dans une émotion et dans une ivresse telles, que le moindre sentiment de joie ou de pitié pouvait, en s'y glissant, faire de ces hommes comme d'harmonieux oiseaux..... Le langage est comme une monnaie d'échange, qu'on accepte quand elle nous est familière et connue, et qui n'a pas même valeur dans tous les temps. Il y eut donc un temps où la monnaie du langage, c'était le vers, le mètre lyrique et chanté; où toute histoire et toute philosophie, toute passion, pour ainsi dire, et toute action voulaient être exprimées par un langage plus relevé, par un langage poétique et musical. Car ce qu'aujourd'hui entendent à peine quelques hommes, alors tout le monde l'écoutait. « Bergers, laboureurs, oise> leurs, » comme dit Pindare, « tous se plaisaient aux chants » des poëtes. » Bien plus, grâce à une heureuse facilité pour la poésie, la plupart savaient exprimer par les chants de la lyre les préceptes de la morale, les épanchements du cœur, les exhortations ils persuadaient par des fables et des proverbes en vers; c'est en vers qu'ils célébraient, qu'ils priaient, qu'ils honoraient les dieux, ceux-ci par un don heureux de la nature, ceux-là grâce à l'habitude (1). »

Une autre vérité qui tient à la constitution la plus intime de l'esprit humain, c'est que la fiction et le merveilleux exerçaient alors un empire qu'ils n'obtiennent presque plus sur l'homme de nos jours. Le peuple affectionnait et les prêtres-poëtes trouvaient pour lui plaire des expressions indirectes, figurées, tout à la fois énigmatiques et pittoresques. Un simple récit, une parole nue aurait laissé peu de traces; au contraire, les faits de l'ordre religieux, les préceptes de la morale excitaient d'autant plus l'attention qu'ils étaient plus enveloppés sous des voiles.

Là, en un sens, se trouve l'origine de la fable, ou mieux

(1) Traité sur les oracles de la Pythie; extrait traduit par M. E. Egger.

de ce qu'on nomme aujourd'hui le mythe, c'est-à-dire d'un récit à deux significations, l'une apparente, l'autre sousentendue. Le mythe se rattache aux notions plus générales de symbole et d'allégorie.

Insistons sur ces idées qui doivent avoir souvent leur application dans les pages de ce livre.

Le mot symbole vient du grec; il désigne étymologiquement une chose composée de deux, et, par voie de conséquence, une chose qui en implique une autre avec laquelle elle est dans un rapport nécessaire : ainsi, dans les temps anciens de la Grèce, alors qu'il n'existait pas d'hôtelleries, des individus, des familles se liaient d'une ville à l'autre par des obligations d'hospitalité; certains gages, certains symboles consacraient ces alliances et servaient aux hôtes à se reconnaître dans la suite; par exemple, chacune des familles conservait une moitié d'un même anneau rompu. Le symbole était donc une espèce de convention ou de traité scellé par un signe visible qui en devenait le moyen de rappel; le mot d'ordre, un signal, le drapeau pour les soldats, l'anneau nuptial, étaient et sont encore des symboles. Enfin, ce terme équivalait à celui de signe pris dans un sens tout à fait général; il exprimait un ou plusieurs rapports du signe à la chose signifiée, de l'image à l'objet qu'elle représente, de la parole à l'idée. L'homme étant composé d'un corps et d'une âme, en lui le visible révèle l'invisible; c'est pour cette considération que Platon a pu écrire justement que « l'homme est un symbole. »> Le corps ne manifeste-t-il pas l'esprit par des signes de toute nature, par les mouvements, les gestes, le jeu de la physionomie ?

Les Grecs primitifs, suivis en cela par les hommes simples et les enfants de tous les temps, animaient la nature entière; ils la croyaient vivante et analogue à eux-mêmes. Le monde extérieur, dans toutes ses parties, dans tous les éléments et tous les corps qui le composent, était donc censé exprimer les pensées d'une foule d'êtres cachés en lui.

De là les symboles naturels, présages ou augures, dont

l'interprétation devint comme une science. Ils semblaient annoncer, dans un langage intelligible pour les sages, la volonté de ces dieux dont l'imagination populaire avait peuplé le monde. Les dieux ne dédaignaient pas de donner les signes et de créer ainsi des symboles continuels. A son tour, le culte, tout symbolique, exprimait par des images, par des cérémonies significatives, les sentiments et les croyances de cette religion de la nature.

Les prêtres, ministres des dieux, interprétaient les symboles consacrés ou en instituaient de nouveaux, d'artificiels, puisés à la même source, ayant même autorité, reposant sur la connexité intime et nécessaire de l'idée et de l'image, du signe et de la chose signifiée.

Presque tous les peuples historiques ont eu chacun leurs symboles dans la sphère de la religion; mais, pendant la jeunesse même du peuple grec, ceux qu'il imagina ou qu'il reçut, pour les épurer, se distinguèrent par le goût, la justesse, la clarté sensible, fréquemment même par une raison sublime. Plus tard leurs artistes se trouvèrent tout préparés, par l'éducation commune, pour réaliser en des œuvres harmonieuses les conceptions si parfaites du génie de leurs ancêtres.

Du même mode général d'expression qui produisait les symboles naquirent aussi l'emblème, l'allégorie et le mythe.

L'emblème diffère du symbole, en ce que celui-ci est constant, traditionnel, d'origine spontanée, lointaine, inconnue, presque toujours d'un caractère religieux; celui-là, plus arbitraire, plus marqué au coin de tel esprit individuel, plus conscient de lui-même, ne s'impose pas avec la même autorité.

L'allégorie est un emblème développé, une métaphore continuée en récit; dans son essence, elle offre les mêmes traits fondamentaux. Souvent, mais non pas toujours, la fable, ou, ce qui est la même chose, l'apologue, est également un récit allégorique; mais on y trouve de plus une leçon de morale (1).

(1) La parabole est un apologue, sauf cette différence que sa con

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