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XVI.

L'AMOUR DE LA PATRIE A ATHÈNES

Éloge funèbre des soldats morts pour la République.

(Extraits de Thucydide.)

Un peu avant la bataille de Salamine, des transfuges avaient été conduits devant Xercès. On voulut savoir par eux à quoi s'occupaient les Grecs. Ces hommes répondirent : « En ce moment, les Grecs célèbrent les jeux olympiques; ils regardent les exercices gymniques et la course des chevaux. »> Un des chefs perses leur demanda encore quel était le prix des combats : « Une couronne d'olivier, » dirent-ils. A ces mots, Tritantochmès, fils d'Artabane, entendant que le prix consistait en une récompense si simple et si modeste, adressa devant tout le monde ces paroles au principal conseiller du roi: «O dieux! Mardonius, quels sont donc ces hommes contre lesquels tu vas nous mener? Insensibles à l'intérêt, ils ne combattent que pour la vertu (1). »

Ce cri d'admiration échappé des lèvres d'un grand seigneur perse a traversé les siècles; venu jusqu'à nous, il est comme la consécration du peuple qui, malgré ses défauts, a légué de si grands exemples à l'avenir.

Mais, après leurs victoires contre l'agression asiatique, les Grecs ne tardèrent pas à se diviser. L'ambition rivale d'Athènes et de Lacédémone provoqua des guerres fratricides et tous les excès d'un orgueil insatiable.

(1) HERODOTE, livre vIII, ch. 27. Cf. p. 225.

Le patriotisme, dans ces deux villes, ne fut plus qu'une exaltation continuelle de soi-même et dégénéra en tyranniques injustices contre les États plus faibles. Née de cette perversion d'un sentiment honorable et même grandiose, la guerre du Péloponèse (dans le dernier tiers du ve siècle avant notre ère) déchaîna toutes les frénésies, toutes les passions destructives, toutes les corruptions.

C'est dans le récit de cette guerre, récit commencé par Thucydide, terminé par Xénophon, que le politique et l'homme d'État trouveront éternellement des occasions de s'instruire sur les mobiles qui poussent les peuples et les particuliers à porter le trouble dans le monde, à passer de l'heureuse fortune au mépris d'autrui, de l'insolence aux revers, et des revers à la violation des plus saintes lois; mais on y découvrira également les ressources infinies d'un caractère national fortement trempé, celles de la constance et du courage. Sur un théatre bien restreint, la guerre du Péloponèse est un des drames les plus solennels et les plus complets que l'on ait jamais vus.

Il faut ajouter que l'intérêt de la lutte tient, en grande partie, à la manière dont elle a été racontée, surtout par Thucydide.

Ce grand homme fut surpris par la mort au moment où il rédigeait le vie livre de son histoire, qui s'arrête à la vingt et unième année de cette guerre de trente ans. Son histoire, quoique incomplète, révèle à première vue la pénétration, la sagacité d'un témoin qui a suivi les événements avec une attention soutenue. Thucydide a l'esprit élevé, judicieux, impartial. « Il possède à un degré peu commun, » dit M. L. Vaucher, « le talent de raconter, et ce talent s'exerce surtout sur les faits militaires; mais lorsque les vicissitudes de la guerre amènent des luttes politiques ou des intrigues de partis, l'auteur sait aussi en tracer des tableaux animés et fidèles; il y déploie une profonde connaissance du cœur humain et une grande expérience des affaires. Son style est

noble, énergique, concis; on y trouve souvent des figures hardies, des traits rapides et surtout des ellipses, des suspen. sions, des interversions qui donnent à la phrase un mouvement et une force difficiles à imiter dans un autre langage, et qui la rendent aussi parfois obscure.

» L'Histoire de la guerre du Péloponèse fut mise au jour par Xénophon, qui la termina et prolongea le récit jusqu'à l'année 362 avant J.-C. Le mérite de Thucydide ne tarda pas à être apprécié, et dès lors sa gloire ne cessa d'augmenter; il devint un modèle que s'efforcèrent d'imiter plusieurs des écrivains subséquents, entre autres Philiste, chez les Grecs, et Salluste, chez les Romains. Démosthène le copia, dit-on, plusieurs fois de sa main, et il fut mis au rang des premiers écrivains par les meilleurs juges. Cicéron (1) estime qu'il surpassa tous les autres historiens par l'art de sa composition : <«< Ila, dit-il, une telle fécondité, que chez lui le nombre des pensées égale presque le nombre des mots; son style est si approprié au sujet, qu'on ne saurait dire si l'expression ajoute à la pensée, ou si c'est de la pensée qu'elle tire son éclat. >>

Comme Hérodote, Thucydide intercale dans la narration des discours qui préparent ou éclaircissent les événements; ils forment une partie essentielle de l'œuvre, parce que les personnages y sont censés se peindre eux-mêmes.

Athénien de naissance, mêlé de sa personne aux circonstances de beaucoup de faits parmi ceux qu'il raconte, ayant connu directement les acteurs, ses compatriotes, qui ont figuré dans cette émouvante tragédie, il a rendu avec une verve et une fidélité manifestes, sinon les propres mots, du moins l'esprit des discussions de la tribune athénienne. L'éloquence de son temps revit tout entière dans les pages où il fait parler les chefs habituels des peuples. Que ce soit un roi de Sparte ou un démagogue d'Athènes, les nuances du carac

(1) De l'Orateur, livre 11, ch. 56.

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