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volutions dont il avait été le spectateur ou qu'il s'était fait raconter; le mobile principal de la divinité dans le gouvernement du monde : en un mot, comme nous dirions aujourd'hui, la loi de l'histoire (1).

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La même idée domine tout le premier récit que nous allons transcrire encore de la traduction de P. Salyat.

L'ANNEAU DE POLYCRATE.

« Du temps que Cambyse passa en Egypte, les Lacédémoniens menèrent aussi armée contre Samos et contre Polycrate, fils d'Ajacès, qui par force occupait l'île, ayant, à son avénement, départi la ville en trois et baillé part et portion d'icelle à ses frères Pantagonte et Syloson. Toutefois, depuis, il s'était emparé de la totalité, faisant mourir l'un et chassant Syloson, qui était puîné.

» Quand l'ile fut toute sous sa main, il prit ligue et confédération avec Amasis, roi d'Égypte, pour laquelle nourrir et entretenir il envoya et reçut plusieurs présents. Ses affaires augmentèrent fort en peu de temps, tellement que le bruit en courait par l'Ionie et toute la Grèce; car en quelque lieu qu'il fit la guerre, tout lui venait à souhait. Son armée était de cent galions et de mille hommes de trait, avec laquelle indifféremment il se jetait sur tous pays, pillant et ravissant tout ce qu'il pouvait. Et disait qu'il faisait plus de plaisir à son ami, en lui rendant ce qu'il avait usurpé sur lui, que si jamais ne lui eût rien ôté; et, sur ce, il occupa plusieurs îles et villes de terre ferme.

» Amasis ne fut nullement averti (enthousiasme) des bonnes fortunes de Polycrate, mais davantage (de plus) en eut souci; et, voyant que de jour en jour il prospérait de bien en mieux, il lui écrivit la missive qui suit :

(1) M. É. TOURNIER, Nemesis el la jalousie des dieux; Paris, 1863, A. Durand, éditeur.

« Amasis à Polycrate.

J'ai été fort joyeux d'entendre que le personnage, lequel m'est ami et allié par hospitalité, soit prospérant en ses affaires. Bien que les grandes prospérités ne me plaisent pas beaucoup, sachant que la divinité nous est merveilleusement envieuse. Et quant à moi, je serais toujours content que les affaires, tant miennes que de mes amis, se portassent tantôt bien et tantôt mal. Et me plairait de passer cette vie avec telle vicissitude, plutôt qu'être toujours heureux; car je n'ouïs onc parler d'homme toujours ayant vent à gré, qu'enfin il n'ait fait bris et se soit trouvé ruiné de fonds en racine. Pourtant, ami Polycrate, si m'en croyez, vous userez de vos bonnes fortunes en cette manière. Regardez quelle chose vous avez en votre possession la plus précieuse, et, pour laquelle perdue, vous seriez le plus marri (fâché). Celle-là, je vous conseille de jeter, afin que jamais ne vienne aux mains des hommes. Et si, par après, sans mutation, vos prospérités tombent toujours en même convalescence (1), donnez-y remède suivant le moyen que je vous propose.

» Polycrate, ayant fait lecture de cette missive, estima qu'Amasis lui donnait un très-bon enseignement, et par ce se mit à rechercher quelle pièce de son meuble (mobilier), bagues (hardes) et joyaux plus lui travaillerait l'esprit, s'il l'avait perdue; et, cherchant, trouva que l'émeraude qu'il portait au doigt, mise en œuvre par Théodote, fils de Téléclès, Samien, était celle dont la perte plus le tristerait. Par quoi il avisa de la jeter. Si (2) fit charger un galion plein

(1) Plus littéralement et plus clairement : « Si, après cela, vos prospérités n'alternent pas encore avec des malheurs, portez-y remède de cette même manière que je viens de vous proposer. »

(2) Cette particule, dans notre ancienne langue, est tantôt conjonction et tantôt adverbe. Adverbe, elle a d'ordinaire, comme en cet endroit de notre auteur, le sens de : « en conséquence,

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d'hommes et lui-même y entra, puis commanda de cingler en pleine mer. Et, se trouvant éloigné de l'île, il se tira l'anneau du doigt, et à la vue de toute la compagnie le jeta dans la mer, puis retourna au port. Revenu au logis et supportant sa perte le plus doucement qu'il pouvait, la cinquième ou sixième journée d'après arriva un cas qui fut tel:

» Un pêcheur prit un poisson fort beau et grand, pourquoi estima qu'il en devait faire présent à Polycrate, et vint à la porte du château disant au portier qu'il se voulait présenter au roi. L'huis étant ouvert (1), sa harangue fut: Sire, ayant pris ce poisson, je ne l'ai voulu porter au marché, encore que le gain de ma vie soit manuel, et m'a semblé qu'il mériterait être offert à Votre Seigneurie; et, par ce, Sire, je le vous donne de bien bon cœur.

» Polycrate se délecta d'ouïr ces paroles et lui dit : « Vraiment, mon ami, vous avez bien fait, et m'avez doublement gratifié (fait plaisir), en votre harangue premièrement, et secondement en votre présent. Mais savez-vous (ce) qu'il y a? Je vous convie à dîner et veux que vous veniez manger votre part du poisson. »>

› Le pêcheur estimant ces paroles à beaucoup, retourna en sa maison.

» Quand il fut temps, les cuisiniers ouvrirent le poisson et lui trouvèrent dans le ventre l'anneau du roi ; lequel soudain, avec grande joie, ils lui allèrent porter, et, lui présentant, contèrent comment il avait été trouvé.

» Il pensa bien que c'était ouvrage divin, et, par ce, coucha toute l'histoire par écrit, comment il avait jeté l'anneau, et, depuis, recouvré. Si dépêcha un messager vers Amasis avec ses lettres (2), lesquelles lues, Amasis connut qu'impossible est à l'homme détourner ce qui doit advenir à l'autre, et fallait finalement, après tant de bonne fortune, que Poly

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crate tombat en adversité: attendu mêmement qu'il avait retrouvé ce qu'il avait jeté. A cette cause il lui renvoya un héraut en Samos, lui signifiant qu'il se départait de son amitié et hospitalité. Et le fit, afin que quand quelque grande desfortune viendrait empoigner Polycrate, il n'eût occasion de s'en trister et fåcher, comme du dommage de son ami (1).

L'entreprise des Lacédémoniens contre le tyran de Samos échoua; mais, « comme il était fort convoiteux de pécune, » il se laissa tenter dans la suite par les promesses dorées d'un satrape qui gouvernait l'Ionie au nom de Cyrus, fut attiré dans un piége et mis en croix.

Hérodote est, ainsi qu'Amasis, toujours en défiance contre les excès de la fortune. Il se complaît, d'ailleurs, dans une mélancolique contemplation des grandes catastrophes, et les expose avec une simplicité qui émeut, une vérité de traits qui pénètre. La résignation dans l'infortune le touche profondément; il l'admire où il la rencontre; il sait en outre qu'elle a des bornes, une mesure que l'on ne dépasse guère. C'est ce que prouve la relation suivante :

LES MALHEURS DU DERNIER ROI D'ÉGYPTE.

« Dix jours après que Cambyse eut pris la ville de Memphis, il logea Psamménite, qui avait été roi six mois, avec certains princes et grands seigneurs égyptiens, aux faubourgs, pour lui faire honte, le vilipender et déprimer, ensemble (en même temps) pour essayer quelle patience il aurait. Et à cette fin envoya sa fille en habit de pauvre esclave, avec les filles de ces autres seigneurs, quérir de l'eau une cruche en la main. Lesquelles passant par devers leurs pères s'écrièrent grandement; et eux aussi, de leur part, ne purent con

(1) Livre I, ch. 38-43.

tenir les larmes, voyant le traitement que l'on faisait à leurs filles.

» Psamménite ne fit autre semblant (1) fors qu'il baissa la vue en terre, connaissant à quelle fin Cambyse lui envoyait tel spectacle.

» Quand ces filles furent passées, son fils suivit tantôt après accompagné de deux mille Égyptiens de son âge, ayant tous la corde au cou, bridés et enchevêtrés, comme députés à souffrir la mort. Psamménite, voyant ce second triomphe (2) et entendant bien qu'on menait son fils à la mort, encore que toute sa compagnie pleurât amèrement, toutefois il ne montra autre contenance que quand il avait vu passer sa fille.

» Depuis un sien ami, déjà vieux, qui avait perdu tout son bien jusqu'à demander l'aumône, vint à passer, mais soudain qu'il l'aperçut il jeta un grand cri, et, l'appelant par son nom, commença se battre et frapper la tête. Adonc (en conséquence), trois hommes qui avaient été ordonnés pour remarquer ses gestes et tout son maintien, quand il verrait passer son fils et sa fille, allèrent faire leur rapport à Cambyse, lequel fut fort ébahi, et par ce envoya homme par devers Psamménite lui porter cette parole: « Le roi Cambyse m'envoie vers toi et te mande que tu lui rendes raison pourquoi tu n'as jeté un seul soupir, quand tu as vu ta fille en si pauvre état et ton fils aller à la mort, et, néanmoins, tu as fait cas de ce pauvre homme, lequel, comme j'entends, ne t'appartient en rien. » Psamménite répondit : « Enfant de Cyrus, les malheurs de ma maison sont si grands qu'ils ne se doivent lamenter; mais l'affliction d'un mien ami mérite d'être pleurée, lequel, en sa vieillesse, se trouve privé de tous ses biens et réduit à pauvreté extrême. » Ces paroles furent trouvées fort bien dites, et, comme disent les Égyp

(1)« Ne laissa rien voir dans son altitude... >> (2) « Cette seconde troupe qui défilait... »

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