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ni à sa desfortune: félicité lui épargne l'un et l'autre, mais lui accorde des organes valides, une bonne santé, la joie d'avoir des enfants; il n'essuie beaucoup de fâcheries et porte toujours bon visage d'homine. Au reste, s'il parachève sa vie convenablement, je suis d'avis qu'il mérite d'être appelé ce « très-heureux » que vous cherchez. Et même, avant la mort, on ne doit lui appliquer l'appellation de ce mot « heureux, » ni le nommer tel, mais seulement se peut dire « bien fortuné. » Du reste, pour certain il est impossible à l'homme, en tant que homme, comprendre en soi toutes les conditions que j'ai alléguées; car nulle région n'est suffisante pour se donner toutes choses, mais produit une et ne produit pas l'autre tellement que celle-là est la meilleure qui, comparée aux autres, est abondante en plus de choses; ce que l'on voit aussi au corps de l'homme, ayant une perfection, et défaillant en l'autre. Celui donc qui plus continue la bonne fortune et après finit sa vie doucement et gracieusement, à mon jugement, Sire, celui-là mérite d'emporter le nom d'heureux. Et pour tant en toutes choses il faut regarder comme se porte la fin, car il s'en trouve plusieurs lesquels, après grandes félicités, Dieu a ruinés de fond en comble. »

» Ainsi parla Solon à Crésus, sans lui vouloir en rien gratifier (1), ni faire autre estime de lui. Par quoi Crésus lui donna congé, et l'estima fort mal appris, de vouloir qu'on ne s'arrête au bien présent, mais qu'en toutes choses on regarde la fin (2). »

Peu après cet entretien, le roi n'eut que trop occasion de reconnaître combien Solon avait été sage en lui parlant ainsi. Mais Crésus, après avoir été défait par Cyrus et n'avoir échappé à la mort que par une sorte de miracle, devint tout à coup un des amis et des familiers de son vainqueur. Hérodote nous le montre aidant lui-même les Perses à établir

(1) Étre agréable.

(2) HISTOIRES, livre 1, ch. 30-33.

leur domination sur ses anciens sujets. Soit ressentiment contre les Lydiens, parce qu'ils s'étaient laissé vaincre, soit bassesse d'âme, il indiqua comment on les asservirait sûrement à leurs nouveaux maîtres. C'est ce que nous lisons un peu plus loin que l'entretien précédent, au chapitre 135 du premier livre des Histoires.

CONSEIL DU ROI CRÉSUS A CYRUS.

Trop de calme, de luxe et de plaisirs énervent un peuple.

« Je trouverais bon pour garder les Lydiens de ne jamais plus se rebeller contre vous, et pour ne vous donner plus de fâcherie, que vous envoyez leur faire défense de ne tenir dorénavant chez eux aucunes armes, ni bâtons de guerre, ensemble leur faire commandement de porter robes longues dessus leurs casaques et chausser brodequins; outre, leur enjoindre qu'ils fassent apprendre à leurs enfants à sonner des instruments de musique, à chanter, à tenir cabarets et tavernes. Ce faisant, Sire, je suis certain que dans peu de temps les Lydiens d'hommes deviendront femmes, et ne devrez plus craindre qu'ils se révoltent contre vous. »

Le moyen indiqué est plus sûr qu'il n'est honnête et louable.

XV.

LES LEÇONS DE L'HISTOIRE

Fragments d'une lecture d'Hérodote pendant les Panathénées.

(Suite.)

Solon, tel qu'il se montre dans les pages où nous avons précédemment esquissé son caractère, n'est nulle part préoccupé de cette jalousie des dieux qui, différente de la Justice, s'acharne à renverser parmi les hommes toute grandeur croissante, uniquement parce qu'elle est une grandeur humaine. Si,-comme un savant l'a démontré par la chronologie contre le scepticisme de quelques critiques, la visite du sage athénien au roi Crésus a pu réellement avoir lieu, il ne s'ensuit pas que Solon ait proféré les paroles mêmes que lui attribue Hérodote.

Tout prouve, au contraire, que, dans ce colloque comme dans son œuvre entière, l'historien a développé librement, d'après ses propres vues, un système philosophique auquel Solon est resté étranger.

Cette conception n'est pas, du reste, personnelle à Hérodote; il l'a trouvée déjà régnante en Grèce. Mais «< lui-même, dans ses longs voyages, a cru la lire partout écrite sur la pierre des ruines, dans les annales des temples, dans la mémoire des nations, dans l'esprit des sages de tout pays, dans l'expérience du genre humain, comme elle l'était dans les traditions religieuses de sa patrie et dans l'enseignement théologique de son temps. Il y a vu le secret de tant de ré

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