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d'airain, fixés au bois de la porte par des barres et des chevilles à l'instant, par cette large ouverture, les vierges ont dirigé sans peine le char et les coursiers.

» La déesse m'accueille favorablement et, me prenant la main droite, me fait entendre ces paroles:

>> Jeune homme, accompagné de conductrices immortelles, toi que tes coursiers amènent dans ma demeure, réjouis-toi, car ce n'est pas un mauvais sort qui t'inspira d'entrer sur ce chemin si éloigné de la route ordinaire des hommes, mais bien l'amour de la justice et de la vérité. Il faut que tu connaisses tout, et l'esprit pur de la vérité persuasive, et les opinions des mortels qui ne méritent pas de créance; tu apprendras, en examinant tout à fond, comment il faut distinguer ce qui n'est qu'apparence.

» Je vais donc parler; écoute. Je te dirai quels sont les deux seuls procédés de recherches qu'il faut reconnaître. L'un consiste à montrer que l'être est et que le non-être n'est pas celui-ci est le chemin de la foi, car la vérité l'accompagne. L'autre consiste à prétendre que l'être n'est pas et qu'il ne peut y avoir que le non-être ; et je dis que ce second procédé est la voie impossible. En effet, on ne peut ni connaître le non-être, puisqu'il est impossible, ni l'exprimer en paroles (1). >>

Parménide annonçait par ces dernières lignes la division de son poëme, qui comprenait deux parties, l'une consacrée à la vérité pure, l'autre à l'opinion. La première est seule certaine; la seconde n'est que fiction et mensonge, et prend follement des apparences pour des réalités. Là est en effet le côté étrange, audacieux, de l'enseignement des Éléates. Entraînés par le besoin de réagir avec force contre les tendances matérialistes de l'école de Thalès, ils en vinrent à

(1) Cf. M. SCHWARTZ, Manuel de la philosophie ancienne, Liége, 1846, in-8°; Cf. M. EGGER, Mémoires de littérature ancienne, p. 9.

dire à peu près ceci : La raison n'accepte d'autre autorité que la sienne propre, et la raison n'existe pour elle-même, ne s'exerce et ne se développe, ne comprend et ne conçoit que sous la condition de l'unité. Elle n'a en dernière analyse que l'unité pour forme et pour objet ; l'unité est la région, le monde de la raison, le seul monde que des penseurs puissent admettre. L'enthousiasme pour la raison, l'idéalisme passionné arrivait ainsi, d'un mouvement spontané, à l'enivrement de l'esprit et au panthéisme.

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ZENON, l'ami et le disciple de Parménide, fut aussi son adhérent fidèle. Si l'on en doit juger, comme il le semble, par l'analyse que Platon nous a donnée d'un des livres de Zénon (1), il s'attacha surtout à réfuter les adversaires de la doctrine nouvelle.

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» Un cri s'était élevé contre cette thèse: Tout est un, l'unité seule existe. Si tout est un, disaient les Ioniens, il n'y a plus de différence: le semblable est le dissemblable, le dissemblable est le semblable; le grand est le petit, le petit est le grand; le mouvement est le repos, et le repos le mouvement, etc. » Que fit Zénon? Au lieu de défendre son maître, il attaqua ses adversaires, leur renvoya leurs propres arguments et le ridicule de leurs conséquences. Il s'appliqua à démontrer que toutes les difficultés que les partisans de la pluralité élevaient contre l'unité retombaient sur eux-mêmes, et que, dans leur hypothèse aussi, le dissemblable est le semblable, etc. Ainsi le maître dans son poëme, dit Platon, établissait l'unité, et le disciple, dans ses traités en prose, s'efforçait de prouver que la pluralité n'existe pas (2). »

Ce double paradoxe, si étonnant pour les profanes, n'en a pas moins été jusqu'à nos jours le cheval de bataille de nombreux philosophes, l'hippogriffe qui les emporte vers les hauteurs de la métaphysique.

(1) Dans le dialogue déjà cité, le Parménide.
(2) M. COUSIN, Nouveaux fragments philosophiques.

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Dans sa vie politique, Zénon se montra un homme actif, franc et résolu : ses concitoyens lui avaient demandé des lois qu'il rédigea et que tous acceptèrent; mais la ville d'Élée passa ensuite sous la domination d'un tyran. Le philosophe ourdit plusieurs complots, et tomba enfin au pouvoir de l'usurpateur qui essaya de lui arracher par les supplices le nom des citoyens engagés dans la conjuration. Plutôt que de les trahir, Zénon se coupa, dit-on, la langue avec les dents et la cracha au visage du tyran. On assure qu'il fut alors placé et pilé dans un mortier. Il justifia, en souffrant si courageusement, le mot qu'il avait dit un jour à un questionneur. On lui demandait ce qu'enseigne la philosophie « A mépriser la mort,» avait-il répondu.

Comme philosophe, il se présente de même, tout à fait porté aux combats; il descend des hauteurs de l'unité absolue pour guerroyer contre la pluralité, le relatif et le phénomène. Zénon épuise, à la vérité, toutes les forces de son génie dans cette lutte où, sans pouvoir sauver le système de Parménide, il avait pour mission de détruire celui des Ioniens.

C'était éminemment un raisonneur; aussi le regarde-t-on comme le premier qui ait donné des leçons de dialectique. Il pratiqua du moins avec beaucoup d'éclat un des procédés de cet art, la réfutation de l'erreur comme moyen indirect de ramener au vrai un adversaire égaré, mais de bonne foi.

MELISSUS, de Samos, vers le milieu du v° siècle, est le dernier représentant de la doctrine des Éléates; du moins, après lui, cette école n'eut plus de maître avoué. Encore n'est-il pas certain qu'il ait enseigné autrement que par écrit, et s'il a donné des leçons publiques, elles n'eurent pas lieu à Élée, mais en Asie-Mineure. Toutefois, les idées que les Éléates avaient produites ne s'éteignirent pas avec eux; elles s'infusèrent successivement dans l'esprit de tous les philosophes qui, jusqu'à la fin de l'hellénisme, aspirèrent à comprendre l'être absolu, l'éternel, l'infini. De Mélissus lui-même nous ne dirons ici qu'une chose; s'il s'occupa de philosophie spé

culative, les visions de la science la plus abstraite ne l'empêchèrent pas de se mêler activement à la vie réclle. Il fut homme d'Etat et marin: une flotte de Samos, sous sa conduite, battit les vaisseaux d'Athènes. Chez les modernes on aurait peine à trouver un amiral qui fût métaphysicien, encore moins un métaphysicien capable de devenir amiral.

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