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reste immobile pendant près de quatre cents ans, Athènes et toutes les villes qui l'imitent sont livrées à une agitation continuelle. Eiles avaient commencé par obéir à des rois; les rois furent renversés par les nobles; à leur tour ceux-ci eurent à lutter contre le peuple.

Dans cette troisième phase, les deux partis se trouvèrent souvent égaux en forces; las de se combattre, ils s'accordaient quelquefois alors pour désigner un citoyen connu par son intelligence, sa modération, et qui s'était fait estimer de tous. On le choisissait comme arbitre, comme « ésymnète; » c'est-à-dire, selon l'étymologie, qu'il recevait la mission << de fixer les conditions » respectives. Parfois aussi l'ésymnète, ayant accompli son œuvre, était investi par la reconnaissance publique d'un pouvoir discrétionnaire, qui lui était conféré pour la vie ainsi Pittacus à Mitylène, Tynnondas en Eubée. Ce pouvoir s'appelait la « tyrannie. »

Mais le nom de tyran devint odieux, parce que, dans beaucoup de villes, l'autorité fut usurpée ou par un citoyen brutal et sanguinaire, ou par un rusé politique.

Ailleurs un homme se rencontrait qui, sans aucun titre spécial, mais par le seul ascendant de la sagesse et de la vertu, obtenait un crédit considérable et servait au peuple de conseiller ordinaire. S'il paraissait à une époque où sa ville voulût refondre et coordonner les lois, il avait la gloire d'y contribuer plus que personne; par une juste conséquence, il était dit le législateur » de la ville. Ainsi Charondas de Catane fut celui de Thurii, ville grecque d'Italie, fondée au ve siècle près de l'ancienne Sybaris; ainsi encore Zaleucus, à Locres, autre colonie hellénique dans l'Italie inférieure. Nous avons conservé les préambules des deux constitutions rédigées sous l'inspiration de ces grands hommes.

La loi des Locriens commençait par ces préceptes généraux :

« Tous les citoyens doivent être persuadés de l'existence des dieux. L'ordre et la beauté de l'univers les convaincront

aisément qu'il n'est pas l'effet du hasard, ni l'ouvrage de la main des hommes.

» Il faut préparer et purifier son âme; car la divinité n'est point honorée par l'hommage du méchant; on ne peut lui plaire que par les bonnes œuvres, par une vertu constante dans ses principes et dans ses effets, par une ferme résolution de préférer la justice et la pauvreté à l'injustice et à l'ignominie.

» Que les hommes aient toujours devant leurs yeux le moment qui doit terminer leur vie, ce moment où l'on se rappelle, avec tant de regrets et de remords, le mal qu'on a fait et le bien qu'on a négligé de faire.

» Respectez vos parents, vos lois, vos magistrats; chérissez votre patrie, n'en désirez pas d'autre : ce désir serait un coinmencement de trahison.

»Ne dites du mal de personne : c'est aux gardiens des lois de veiller contre les coupables; mais, avant de les punir, ils doivent essayer de les ramener par leurs conseils.

» Que les magistrats, dans leurs jugements, ne se souviennent ni de leurs liaisons, ni de leurs haines particulières. Des esclaves peuvent être soumis par la crainte, mais les hommes libres ne doivent obéir qu'à la justice. »

Le code des Thuriens n'avait pas un moins sage début. Il disait :

« Dans vos projets et dans vos actions, commencez par implorer le secours des dieux, qui sont les auteurs de toutes choses pour l'obtenir, abstenez-vous du mal, car il n'y a point de société entre Dieu et l'homme injuste.

» Qu'il règne entre les simples citoyens et ceux qui sont à la tête du gouvernement la même tendresse qu'entre les enfants et les pères.

» Sacrifiez vos jours pour la patrie, et songez qu'il vaut mieux mourir avec honneur que de vivre dans l'opprobre.

» Volez au secours du citoyen opprimé; soulagez la misère

du pauvre, pourvu qu'elle ne soit pas le fruit de l'oisiveté. » Mettez de la décence dans vos expressions, réprimez votre colère et ne faites pas d'imprécations contre ceux qui vous ont causé du dommage (1). »

Charondas, frappé du danger des innovations et des révolutions, avait ordonné que tout homme qui voudrait proposer une loi nouvelle se présentât devant l'assemblée du peuple, avec une corde au cou, et qu'on le pendît, si la loi n'était pas jugée bonne et nécessaire.

Revenant un jour de poursuivre des voleurs, il entra par mégarde, tout armé, dans l'assemblée du peuple, ce qui étail défendu. Plusieurs citoyens lui reprochèrent d'enfreindre lui-même ses lois. Loin de les violer,

a

je les scellerai de mon sang; » et il se tua.

répondit-il,

Solon fut l'ésymnète d'Athènes. Avant lui, Epiménide avait été appelé de Grète pour rétablir l'ordre et l'harmonie dans la ville ensanglantée par les factions. Le sage étranger s'était à peine éloigné que la confusion reparut. On eut recours alors aux lumières d'un citoyen vertueux nommé Dracon; mais, sévère pour lui-même, Dracon le fut aussi dans ses lois : il crut que la terreur faisait la force d'un gouvernement, et prodigua, dans sa législation, les menaces de mort. Ces lois draconiennes (le mot est passé dans notre langue) tombèrent par leur exagération même, et ce fut alors que riches

(1) STOBÉE, ch. XLII. Traduction de M. Altmeyer, p. 207 de son excellent Précis d'histoire ancienne (Bruxelles, 1837). On a suspecté l'authenticité de ces textes; mais il y a lieu de distinguer ici entre la rédaction et le fond. Le style, tel que le donne Stobée, a été rajeuni; les idées sont bien celles qui figuraient au début des deux anciens codes. - Jean STORÉE ou de Stobi, en Macédoine, recueillit, vers l'an 500 après J.-C., dans les anciens écrivains, prosateurs et poëtes, des sentences philosophiques qu'il disposa par ordre de matières. Cette anthologie, qu'il avait composée pour l'éducation de son fils, est extrêmement riche, ch. XLII.

et pauvres chargèrent Solon d'apaiser les troubles : les premiers, parce qu'il était un des leurs; les seconds, parce qu'il avait dit : « L'égalité, c'est la paix (1). »

Il était déjà illustre par un service éminent qu'il avait rendu aux Athéniens; grâce à lui, l'île de Salamine était tombée en leur pouvoir. Jeune encore, il avait réparé, au moyen du négoce à l'étranger, une fortune compromise par l'excessive générosité de son père. Cependant, d'après quelques-uns, il avait couru le monde, moins pour trafiquer et devenir riche qu'avec le dessein de s'instruire. Il n'était pas ébloui par l'éclat des richesses, car, à son compte, « beaucoup de méchants sont riches et d'honnêtes gens sont pauvres; mais nous n'échangerions pas avec eux » disait-il, « la fortune. contre la vertu. Celle-ci est stable à toujours; les richesses passent d'un homme à un autre. »

Il s'était appliqué d'abord à la poésie pour charmer ses loisirs, et n'avait pas, en commençant, traité de sujets sérieux; mais depuis il avait employé l'art des vers à des thèmes politiques et moraux, ce qu'il ne cessa de pratiquer jusqu'en sa vieillesse.

Solon usa de ses pouvoirs avec modération et refusa de suivre le conseil de ses amis qui le poussaient à se saisir de l'autorité souveraine. Il répondait à leurs sollicitations:

« La tyrannie est un beau pays; mais il n'y a pas d'endroit pour en sortir. »

Et plus tard il s'enorgueillissait justement d'avoir été sourd à leurs imprudentes exhortations :

.....

« Si j'ai épargné ma patrie (car la violence sans pitié qui eût accompagné la tyrannie n'a pas souillé mes mains), si je n'ai point terni ma gloire, je ne m'en repens pas. C'est par là que j'ai surpassé, ce me semble, tous les hommes. >> Les intrigants d'Athènes en faisaient des railleries, comme il le rapporte lui-même :

(1) Plutarque, Vie de Solon.

« Solon,» disaient-ils, « n'a été ni un sage, ni un homme avisé. Il n'a pas saisi ce que les dieux lui mettaient sous la main. Le poisson était déjà pris, mais il l'a regardé, comme un stupide, et n'a pas tiré le grand filet. »

Il dédaigna leurs propos et fit bien. Du reste, il avait la passion du patriotisme et la voulait chez les autres.

<< Parmi ces antiques lois de Solon qui furent gravées à Athènes sur des tables de bois, et que les Athéniens, jaloux d'en assurer à jamais la durée, consacrèrent par des serments religieux et des prescriptions pénales, il y en avait une où Aristote nous dit qu'on trouvait la décision suivante : Si quelque sujet de discorde amène une sédition et fait naître dans la cité deux partis opposés; si, les esprits s'échauffant, le peuple court aux armes et en vient aux mains, celui qui, au milieu de ce trouble public, ne se rangera dans aucun des deux partis, qui, retiré à l'écart, cherchera à se dérober aux maux communs de l'Etat, celui-là sera puni par la perte de sa maison, de sa patrie, de tous ses biens : il sera condamné à l'exil (1). »

C'était chez lui la conséquence de ce principe que l'indifférence des uns fait l'audace des autres et la ruine de tous :

« Quel est le meilleur moyen de supprimer l'injustice? Faire que ceux qui n'en éprouvent pas de dommage s'en indignent autant que les victimes. »

Il ne voulait pas d'oisifs dans l'État. Une de ses lois portait cette disposition:

« Qu'il soit permis de déférer au tribunal l'homme qui ne travaille pas. »

Il voulait qu'on se préparåt aux fonctions publiques en commençant par obéir, et les interdisait aux prodigues, aux dissipateurs :

« Celui qui a mal administré sa maison ne peut gouverner bien l'État. »

(1) AULU-GELLE, Nuits alliques, II, 12.

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