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épreuve. Chez nous, on y va plus rondement et on parle avec moins d'exagération.

<< Nul ne possédera Dieu tant qu'il sera vivanta: » c'est le langage de l'Écriture et le nôtre. Pour le posséder dans la vie future, il faut vivre dans celle-ci d'une vie très pénitente et imitée de Jésus-Christ; et à cette vie crucifiée nous ne laissons pas d'accorder les consolations du Saint-Esprit, encore selon l'Écriture, qui nous invite de goûter et d'expérimenter combien le Seigneur est doux'; qui nous exhorte à nous réjouir au Seigneur ou avec le Seigneur; qui nous proteste que son joug est doux, qu'il est léger. Enfin, Monsieur, s'il manque encore quelque chose à expier par cette vie pénitente et crucifiée, nous croyons un lieu destiné à cette dernière expiation, et dans lequel l'âme achève de se rendre digne de la vue de Dieu. Voilà, mon Père, notre purgatoire et notre paradis, et sur ce modèle il est bien clair que vous avez formé votre système. C'étoit une riche invention de placer dans ce monde un purgatoire où tous les péchés fussent expiés, et qui fût suivi d'une béatitude parfaite: vous le trouvez dans votre martyre spirituel. C'étoit un merveilleux attrait que la possession de Dieu dès cette vie, donnée pour récompense aux âmes qui ont langui dans le prétendu martyre: vous l'avez dans l'union essentielle. Arriver à un état si sublime et à une si parfaite félicité par la pratique de la loi de Jésus-Christ, par les commandements de Dieu et de son Église, par la foi, l'espérance et la charité, c'étoit entrer dans d'importuns détails, ou dire des choses bien triviales: l'indifférence sur tout cela, et le parfait abandon aux décrets divins, sont au contraire une nouvelle découverte.

Le directeur. Vous y êtes, voilà tout le mystère.

a. Nous n'avons pas trouvé textuellement cette proposition dans l'Écriture. Est-ce une allusion à la 1re épître de saint Paul aux Corinthiens, chapitre xv, verset 50?

b. Psaume xxxIII, verset 9; 1re épître de saint Pierre, chapitre II, verset 3.

C.

Épître de saint Paul aux Philippiens, chapitre III, verset 1; et chapitre Iv, verset 4.

d. Saint Matthieu, chapitre x1, verset 30.

LE DOCTEUR. Mais, mon Père, permettez-moi de vous faire une petite question, nullement pour vous faire de la peine, mais pour m'éclaircir et m'instruire. Allez-vous à Dieu par JésusChrist? Car voilà, selon nous, l'essence de la religion chrétienne.

LE DIRECTEUR. Vraiment, Monsieur, il faut débuter par là nécessairement: nous l'inspirons autant qu'il nous est possible à tous nos commençants.

LE DOCTEUR. Je le crois, mon Père, puisque vous le dites; mais demeurez-vous en Dieu par Jésus-Christ?

La pénitente. Oh! mon frère, voilà une belle demande que vous faites là au Révérend Père ! l'un ne suit-il pas de l'autre indispensablement?

si

Le directeur. Excusez-moi, Madame, la question est très bien formée par Monsieur le docteur, et nos livres sont pleins de maximes et de décisions sur cette matière. Par exemple, Monsieur, sans aller plus loin, vous pouver lire dans notre Explication du Cantique des cantiques une question presque semblable à la vôtre. On demande, savoir, l'âme arrivée en Dieu parle de Jésus-Christ, et peut penser encore à sa divine personne. C'est à la page 6a. Et on répond: « Que l'union à Jésus-Christ a précédé d'un très long temps l'union essentielle; mais que pour une âme parvenue à ce dernier et sublime état, celui d'être unie à Jésus-Christ, et de penser encore à sa divine personne, est absolument passé. » N'est-ce pas là ce que vous demandez? Mais voulez-vous rien de plus positif que ce que je vous montrerai écrit quelque part, en termes exprès: « Que l'idée de JésusChrist, après avoir éclipsé l'idée de toutes les créatures, s'éclipse insensiblement elle-même, pour laisser l'âme dans la vue confuse et générale de Dieu » ?

Bien plus, un de nos docteurs assure que dans l'oraison (il parle de la grande oraison), «< il faut avoir seulement une foi obscure et universelle, et oublier toutes sortes de réflexions particulières: >> on ne doit pas même, selon lui, penser à Jésus-Christ1.

a. Voyez p. 5 et 6. La citation n'est pas textuelle.

I. « Quand nous sommes en Dieu, qu'est-ce que nous préten

« L'âme est surprise, dit un autre, quand sans avoir pensé, en aucun état, aux inclinations de Jésus-Christ depuis les dix, les vingt, les trente années, elle les trouve imprimées en elle par état. Les inclinations sont la petitesse, la pauvreté, etc. » Il va plus loin et parle décisivement: « L'âme, poursuit-il, dans toute sa voie,n'a pas de vue distincte de JésusChrist1: » où vous remarquerez que voilà Jésus-Christ interdit, même aux commençants.

LE DOCTEUR. Et j'ajoute, mon Père, inutile au salut, à ceux du moins qui cherchent à se le procurer par votre méthode. Le directeur. Il n'avance pas cela en l'air, et il n'est pas dions en considérant la vie et la passion du Sauveur*, il ne faut plus reculer en arrière, en retournant aux méditations ni aux considérations raisonnées sur sa vie et.... sa passion; il ne faut pas quitter la fin pour les moyens. » (Malaval, Pratique facile, partie I, p. 58.)

a. Mme Guyon. Cette phrase, extraite des Torrents, partie I, chapitre 1x), forme le LXIe extrait de l'Ordonnance de l'évêque de Chartres, et y est reproduite telle qu'on vient de la lire**. Mais ce n'est pas tout à fait ainsi que l'a écrite Mme Guyon. Il faut sans doute lire : « sans avoir pensé à aucun état ni aux inclinations, etc. » Bossuet, qui en cite une partie d'après «< un exemplaire très bien avéré du manuscrit intitulé les Torrents, » dans ses Instructions sur les états d'oraison (livre II, § v, OEuvres de Bossuet, tome XXVII, p. 88, édition de Versailles), a transcrit : «< sans avoir pensé à aucun état de Jésus-Christ. » Voici d'ailleurs le texte que donne l'édition des Opuscules publiée en 1720 (p. 239, no 20): «L'âme est surprise que sans avoir réfléchi sur aucun état de Jésus-Christ, ni sur ses inclinations***, depuis les dix, les vingt, les trente années, elle les trouve imprimées en elle par état. Ces inclinations de Jésus-Christ sont, etc. >>

b. Il y a dans les éditions des Dialogues : « dans toute la voie ; » les éditions imprimées des Torrents portent : « dans toute sa voie. » Voyez l'édition de 1720, p. 141, no 25.

1. Dans le Livre des Torrents.

*Dans les éditions des Dialogues : « qu'est-ce que nous prétendions, etc.,» sous forme interrogative.

**

A une variante près toutefois : « Ces inclinations de JésusChrist sont, etc.,» au lieu de : « Les inclinations sont, etc., » que donne l'édition des Dialogues.

***

*Il y a dans d'autres éditions: «< sans avoir pensé à aucun état de Jésus-Christ ni à ses inclinations, » et plus bas : « elles se trouvent. »

seul de son sentiment, car vous lisez ailleurs" que dans la voie mystique, il ne faut pas de représentation du corps Jésus-Christ.

LE DOCTEUR. C'est-à-dire, chez vous autres ?

de

LE DIRECTEUR. Sans doute, et que la foi suffit pour la justification, sans aucun souvenir de Jésus-Christ.

LE DOCTEUR. Je vous ai écouté, mon Père, avec toute la patience dont je suis capable; mais il me semble que vous n'avez pas encore répondu précisément à ma question, qui étoit de savoir, si comme on va à Dieu par Jésus-Christ, on demeure en Dieu par Jésus-Christ.

Le directeur. Premièrement, Monsieur, quand on vous dit que dans ce sublime état d'union essentielle, il n'est plus donné à l'âme de penser à Jésus-Christ, de recevoir l'idée et le souvenir de Jésus-Christ, c'est, ce me semble, vous répondre que cette âme n'est pas unie à Dieu par Jésus-Christ. Que voudriez-vous davantage? Seroit-ce d'être sûr que bien que cette âme ait commencé d'aller à Dieu par Jésus-Christ comme médiateur, elle est en Dieu, elle est avec Dieu sans médiateur? A cela ne tienne que vous ne soyez satisfait. Ce même auteur vous apprendra, Monsieur, que « l'âme, dans cet état d'union essentielle, devient forte, immuable; qu'elle a perdu tout moyen; qu'elle est dans la fin; » et ailleurs, que «< cette union est non seulement essentielle, mais immédiate et sans moyen, plus substantielle que l'union hypostatique. » C'est, mon cher

a. Voyez la Pratique facile, partie II, entretien iv, p. 141 et suivantes (et aussi les Conférences mystiques, conférence x, p. 136 et suivantes).

b. C'est par méprise, croyons-nous, qu'il est dit ici : « ce même auteur. » La phrase qui suit est certainement de Mme Guyon, et ce qui précède ne nous semble pas tiré de ses ouvrages.

c. Livre des Torrents, partie I, chapitre Iv, n 5, p. 231.

d. Nous ne savons d'où sont tirées cette phrase et la suivante, qui est évidemment une citation, bien que l'éditeur des Dialogues ne l'ait point placée entre guillemets. Elles ne se trouvent ni l'une ni l'autre dans l'Explication du Cantique des cantiques. L'auteur croyait cependant les avoir tirées de ce livre, puisqu'il les a reliées à la citation qui est faite une ligne plus loin (La voix de la tourterelle, etc.), et qui cette fois vient bien de l'Explication du Cantique

!

«

Monsieur, que « l'union centrale avec Dieu tient lieu de JésusChrist son fils; » vous savez la force des termes, il ne dit pas: << par Jésus son fils. » Et un peu plus bas : « La voix de la tourterelle de mon humanité vous invite à venir vous perdre et cacher avec elle (elle ne dit pas : « par elle ») dans le sein de mon père1. » Et ensuite : « La passion qu'elle a d'aller dans le sein de Dieu fait que sans considérer qu'elle y doit être avec lui, elle dit qu'elle veut l'y introduire". » Mais plus clairement encore dans quelques pages suivantes: « Il faut, y est-il dit, monter plus haut (c'est Jésus-Christ que l'on fait parler à l'âme) et outre-passer toutes choses pour entrer avec moi (le paraphraste se donne bien de garde de dire: «< par moi ») dans le sein de mon père, et vous y reposer sans milieu et par la perte de tout moyen. » Voulez-vous, Monsieur, des termes plus clairs et des passages plus formels pour détruire la médiation de Jésus-Christ que ceux que je vous apporte ?

LE DOCTEUR. J'en suis content, mon Père, et je doute fort que si on en avoit lu de pareils dans saint Paul et dans les premiers docteurs de l'Église, la foi du médiateur eût pu parvenir jusqu'à nous aussi constante qu'elle me le paroît. Mais cela me donne la curiosité de connoître à fond cette union immédiate et essentielle que vous dites être la récompense du martyre spirituel, et l'heureux effet de l'abandon à la volonté divine.

Le directeur. Ah! je vois bien, Monsieur, que vous voulez que je vous dise des nouvelles de notre parfaite béatitude, et comme vous disiez tantôt, de notre paradis. Ce sujet est grand, merveilleux, et par soi-même, et dans les suites; et vous me permettrez de vous dire que si nous commencions si tard une matière si étendue et si importante, nous cour

des cantiques. Bossuet, qui consacre le livre II de son Instruction sur les états d'oraison à combattre la doctrine dont il s'agit ici, ne cite aucune des phrases dont l'auteur ou les auteurs nous sont inconnus. I. Dans l'Explication du Cantique des cantiques, chapitre 11, verset 12, p. 57.

a. Ibidem, chapitre 1, verset 4, p. 71. - Il y a dans l'édition des Dialogues: « s'y introduire ; » nous suivons le texte des éditions de 1 Explication du Cantique des cantiques.

b. Ibidem, chapitre Iv, verset 8, p. 95.

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