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DIALOGUE IV.

Vie et actions d'un saint opposées aux maximes et aux pratiques des quiétistes. Qu'il n'attend point des motions et des inspirations extraordinaires pour faire le bien. Examen de conscience devient un péché de propriété selon les quiétistes. Célébration des fêtes, prières, assistance à la messe. Réception des sacrements et autres pratiques de piété commandées par l'Église, indifférentes ou nuisibles selon les mêmes principes.

LE DIRECTEUR. J'ai renvoyé le comte de***, et Mme la marquise de***, et Mme la présidente de***, pour vous tenir ma parole. Je vous avoue que je souffre beaucoup dans leurs fades conversations: ce sont des gens ennuyeux qui ne font que des questions grossières et embarrassées. Si je leur propose quelques-unes de nos maximes, ils me répondent avec un froid et une insipidité qui marquent le peu de progrès qu'ils font dans nos mystères. Croiriez-vous que la présidente, depuis un an, ne peut comprendre l'évacuation de l'esprit d'Adam? Cependant on veut dans le monde qu'elle ait de l'esprit.

LA PÉNITENTE. De l'esprit! ce sont des gens qui jugent bien légèrement, et qui ne la voient guère: pour moi, je vous avoue qu'en trois différentes visites, elle m'a paru fort bornée. Convenez d'ailleurs, mon Père, qu'elle n'a ni vivacité ni mémoire.

LE DIRECTEUR. Il vous est fort aisé, ma fille, de trouver qu'on manque de mémoire, vous qui en êtes un prodige: il faut vous l'avouer, j'ai repassé toute la nuit avec admiration le récit fidèle que vous me fites hier de la longue et docte conversation de Monsieur votre beau-frère.

La pénitente. Il est vrai, mon Père, que j'ai la mémoire assez heureuse; je n'en ai jamais tant senti le besoin que dans ce qui me reste à vous dire de tout notre entretien.

LE DIRECTEUR. Je serai ravi d'en apprendre la suite.

La pénitente. La suite est qu'après y avoir un peu pensé, j'ai dit à mon beau-frère que quelque homme saint qu'il voulût choisir à sa fantaisie, il n'auroit pu être tel sans le dépouillement de toute propriété, c'est-à-dire de propre ac

tion, et sans motion divine qu'il auroit sentie en soi en conséquence de l'oraison de simple regard, et qui l'auroit réglé dans toute sa conduite. Il me dit sur cela que j'avançois cette proposition en l'air et sans preuve, et ajouta qu'il m'alloit convaincre que les mouvements extraordinaires n'étoient pas plus nécessaires à un homme né dans le christianisme, qu'à moi une motion divine pour me faire rendre mon pain bénit: en un mot, qu'il feroit vivre et mourir son saint, sans qu'on pût, avec le moindre fondement, relever aucune circonstance de sa vie où il eût besoin des conditions que je proposois : ni de dépouillement de propre action, ni de ce que j'appelois contemplation acquise, ni de motion divine, et continua de cette manière : « Je suppose seulement que mon saint est baptisé; je n'appréhende pas, dit-il, que vous me souteniez d'abord qu'il eût besoin, quelques heures après sa naissance, de simple regard et de motion divine, pour se préparer à recevoir ce sacrement: peut-être me direz-vous que le simple regard a été nécessaire à ses parrain et marraine, avant qu'ils aient répondu pour lui de sa foi au prêtre et à l'Église? Cet enfant, dis-je, à peine a l'usage de raison, qu'il entend parler de Dieu, d'Église, de religion. Dans l'âge de l'adolescence, et ensuite dans sa jeunesse, il apprend de ses parents et de ses maîtres les cérémonies, les mystères, les maximes de cette religion; il sait ce que Dieu ordonne et ce qu'il défend, ce qui lui plaît et ce qui lui déplaît; bientôt il sent, il goûte les preuves de cette religion; l'y voilà confirmé par la lecture de l'Évangile, qu'il trouve dans une Église qui porte en soi les caractères de vérité et de sainteté, par la doctrine unanime de tous les fidèles, par la tradition; il est plein de la connoissance de ses devoirs; il est prévenu qu'il faut éviter le péché; il sait où est le péché et où il n'est pas; connoît la grâce, son efficacité; il n'ignore pas qu'elle lui est nécessaire pour fuir le péché et pratiquer la vertu, qu'il faut vouloir cette grâce, la desirer, la demander, y acquiescer, y coopérer. Prenez garde, lui dis-je, mon frère, que pour la coopération, vous la supposez, et elle est en question entre nous.

a. Dans l'ancienne édition : «< ses parrains et marraines; » et sept lignes plus loin: «< ce qu'il lui plaît et ce qu'il lui déplaît. »

-« Je la suppose, me répondit-il, comme la doctrine de l'Église universelle, déclarée dans le concile de Trente, au canon 4. de la 6. session: vous ne vous en souvenez plus, mais ayez patience, s'il vous plaît: suivons le saint et ne le perdons pas de vue. Que voulez-vous qu'il fasse pendant le cours de sa vie? Lui défendrons-nous la prière? Je n'en serois pas le maître, ni vous non plus : il s'abstiendroit aussitôt de croire en Dieu, que de le prier; il sait par mémoire tout l'Évangile et tout saint Paul; les livres divins ne lui parlent que de foi en Jésus-Christ, que de soumissions de l'entendement sous le joug de la foi, que de justifications par la foi; il a été allaité, il est nourri de ces maximes; il ne délibère point s'il croira ou s'il ne croira pas : il croit, et parce qu'il croit, il prie. La prière lui est marquée aussi souvent, aussi expressément que la foi: Veillez, priez, pour ne point entrer en tentation; cherchez, et vous trouverez, etc.; frappez, et on vous ouvrira, etc. Bien plus, il trouve dans les livres saints une prière toute faite, l'oraison dominicale, le Pater noster, que Jésus-Christ a dictée et composée pour notre usage, pour nous être la formule ou le modèle de toute prière. Voulezvous, ma sœur, tant qu'elle subsistera, que mon saint la néglige pour l'oraison de simple regard ? qu'il suive une motion extraordinaire pour la prononcer dans son cœur? qu'il attende Dieu lui dise formellement : « Dites mon oraison, >> ou: « Ne la dites pas ?... Priez-moi de la manière que mon << Fils vous a prescrite; » ou: « N'ayez seulement qu'une vue << confuse et indistincte de mon être, ou tout au plus de ma <«< présence en tous lieux, comme l'enseignent les quiétistes?

que

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« Il en est de même de l'aumône. Quel besoin d'inspiration extraordinaire pour la faire? Un pauvre la demande à notre saint: il la lui donne comme à Jésus-Christ lui-même, qui a dit qu'il réputeroit ce que le chrétien aura fait pour le pauvre, comme s'il étoit fait à sa personne. Ailleurs il dit:

a. Saint Matthieu, chapitre xxvi, verset 41; saint Marc, chapitre xiv, verset 38.

b. Saint Matthieu, chapitre XII, verset 7; saint Luc, chapitre XI, verset 9.

c. Saint Matthieu, chapitre xxv, verset 40.

LA BRUYÈRE. III. -3

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J'avois faim, vous m'avez donné à manger; j'avois soif, vous m'avez donné à boire. Venez, le royaume des cieux est à vous". « Quand Jésus-Christ pourra-t-il et voudra-t-il mieux s'expliquer, plus nettement, dans l'oraison de simple regard?

« C'auroit été, sans mentir, une action bien édifiante dans ces derniers temps de misère publique causée par la stérilité de la terre, de remettre un misérable qui mouroit de faim, après la motion divine, de peur de le secourir par propriété et par activité, c'est-à-dire par des mouvements de pure charité chrétienne! Ne voyez-vous pas, ma sœur, jusqu'à quel point de ridicule et d'absurdité vos principes vous peuvent conduire

<«< Revenons au saint homme. Il n'ignore pas, il est vrai, que vos directeurs vous insinuent que l'austérité réveille la concupiscence, qu'elle met les sens en vigueur loin de les amortir; mais il ignore encore moins que la vie de Jésus-Christ n'a été qu'un tissu d'austérités, d'humiliations, de pauvreté, de jeûnes, de mortifications, de souffrances, qui s'est enfin terminée à une mort infâme et douloureuse; qu'il doit y avoir au moins une grande conformité de la vie des membres à celle de leur chef, à moins de vouloir faire de la religion chrétienne un tout informe, et un composé monstrueux de pièces tout à fait désassorties; que le précepte du législateur y est formel: Celui qui veut venir après moi doit renoncer à soi-même, porter sa croix et me suivre ; et dans un autre endroit; Le royaume des cieux souffre de la violence; c'est-à-dire, comme il est expliqué ensuite, qu'il n'y a que ceux qui se font violence à eux-mêmes qui soient capables de l'emporter". Ces paroles seules, à votre avis, ne sont-elles pas assez précises et assez claires pour imposer au saint homme la loi du jeûne, de la haire, du cilice, des veilles, des austérités, pour le régler ensuite sans aucune motion divine dans toutes les actions de sa vie et dans la manière de

a. Saint Matthieu, chapitre xxv, versets 34 et 35.

b. Sur la famine de 1693, et sur la misère publique dans les années qui suivirent, voyez la France sous Louis XIV, par Eugène Bonnemère, tome II, livre II.

c. Saint Marc, chapitre vIII, verset 34; saint Luc, chapitre 1x, verset 23.

d. Saint Matthieu, chapitre x1, verset 12.

sa mort? Je veux vous dire davantage; le saint qui se croit pécheur n'ira-t-il point à confesse1? » Je répondis que cela lui étoit aussi permis qu'à un autre.

LE DIRECTEUR. Cela n'est pas, ma fille, tout à fait comme vous le dites; mais poursuivez.

La pénitente. Il me dit que non seulement cela lui étoit permis, mais qu'il le devoit faire. « Oui, lui dis-je, si après avoir consulté Dieu dans l'oraison de vue confuse et indistincte, il en sort avec un mouvement extraordinaire d'aller se jeter aux pieds du prêtre. »

Il s'échauffa un peu sur ma réponse, et me dit que je me moquois de lui et de toute la compagnie, de parler de la sorte: qu'à un homme éclairé dans les voies de Dieu, comme nous supposions lui et moi qu'étoit le saint homme, le sentiment seul de sa conscience, qui lui reprochoit le moindre péché de vanité par exemple, et de complaisance sur son état, ou de relâchement dans ses exercices de piété, lui étoit une détermination, une raison pour s'en confesser; que faire dépendre cette démarche d'une inspiration extraordinaire, c'étoit s'exposer à n'user pas une seule fois en toute sa vie du sacrement de la pénitence. Et en élevant sa voix: « Que seroit-ce, me dit-il, des grands pécheurs, s'ils attendoient une inspiration pour aller à confesse? Sont-ils sûrs d'être inspirés à la mort d'appeler leur confesseur? Et s'ils le font, ne sera-ce point par l'appréhension des jugements de Dieu, que vous appelez une action de la créature, une vraie propriété et activité? Mais, poursuivit-il, ce n'est pas où j'en veux venir. Le pieux personnage que nous supposons, s'il songe à se confesser, il se préparera à une action si sainte par toutes les pratiques que sa piété lui pourra suggérer, il n'oubliera pas l'examen de sa conscience, qui est le plus nécessaire.

1. « Si l'on dit à ces âmes abandonnées de se confesser, elles le font; car elles sont très soumises; mais elles disent de bouche ce qu'on leur fait dire, comme à un petit enfant à qui l'on diroit : « Il faut vous confesser de cela. » Il le dit sans connoître ce qu'il dit, sans savoir si cela est ou non. » (Livre des torrents, partie II, chapitre 11, no 3, p. 253.)

« Ces âmes dont je parle ne peuvent presque jamais se confesser. » (Ibidem, p. 253.)

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