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fites l'appréciation, je m'en souviens, et vous m'assuriez qu'il valoit tout juste cinq jours entiers de mortification extérieure1, et toute la plus rigoureuse qu'il étoit possible de s'imposer; et même vous comptiez les nuits. Encore ne s'agissoit-il pas du simple regard renforcé ou suivi de motion divine 2. Que veut donc dire que depuis plus de vingt-huit ans que je suis au monde, depuis vingt ans du moins que j'ai l'usage de la raison, je n'avois jamais entendu parler d'une telle merveille, ni à mon confesseur, ni à mon curé, qui est un vieillard fort savant et grand homme de bien, suivant le sentiment de tout le monde? Je n'ai rien lu d'approchant dans aucun livre spirituel, dans aucune traduction des Pères, dans les Épîtres de saint Paul, ni, je crois, dans mon Testament de Mons : les jansénistes en auroient-ils retranché cette doctrine? c'est apparemment, mon Père, quelque nouvelle et pieuse découverte de nos jours 3. Quel trésor pour nous! quel extrême bonheur pour notre siècle!

Ah! que ces grands saints qui sont canonisés auroient eu de joie et de consolation dans leur cœur, s'ils avoient eu

il est vrai, mais ils ne voient pas qu'ils ont un acte éminent qui comprend les autres avec plus de perfection, quoiqu'ils n'aient pas ceux-ci comme distincts et multipliés. » (Moyen court, chapitre xv, no 3, p. 41.)

1. « Dieu lui révéla (à Françoise Lopez).... qu'un quart d'heure d'oraison de simple regard vaut mieux que cinq jours d'exercices pénibles, de cilices, de discipline, de jeunes et de coucher sur la dure, parce que tout cela ne mortifie que le corps, et que le recueillement purifie l'àme*. » (Molinos, Guide spirituelle, livre I, chapitre XII, no 80, p. 51.)

2. Ce terme est de l'abbé d'Estival, Conférence x1, p. 121, quand l'âme est entièrement absorbée en Dieu **.

.....

3. « .... L'Église augmente tous les jours en lumières et en connoissances; elle continue à recevoir les anciennes avec plus de clarté, et aussi elle en reçoit de nouvelles. » (Malaval, Pratique facile, partie I, Avertissement.)

* Molinos_cite_ce passage comme tiré de la vie de la vénérable mère Françoise de Lopez de Valence, religieuse du tiers ordre de Saint-François, et renvoie au tome II de la Chronique des religieux déchaussés de Saint-François, par Giov. Battista, fol. 687.

** Le renvoi est inexact.

dans leur temps cette oraison éminente ! Et y auroit-il de ces saints contenus dans nos légendes, qui fussent damnés faute d'avoir pratiqué l'oraison de simple regard?

LE DIRECTEUR. Cela est trop fort, ma fille; mais tenez pour sûr, avec un de nos auteurs, que « toute âme qui ne parviendra pas dès cette vie, à l'union divine, et à la pureté de sa création, doit brûler longtemps dans le purgatoire 1. >>

LA PÉNITENTE. C'est-à-dire, mon cher Père, que ces longues prières, ces longues lectures, ces longs travaux, ces longues abstinences des saints, sont des matières très propres à brûler longtemps dans le feu du purgatoire? Malheureux ceux qui les ont pratiquées! ils croyoient éviter les souffrances de l'autre vie, en expiant en celle-ci par des mortifications volontaires les peines dues à leurs péchés : qu'ils ont été trompés, si cela n'a fait qu'augmenter leur souffrance en l'autre vie, bien loin de la diminuer !

LE DIRECTEUR. Ce sont des profondeurs, ma fille, où nous ne devons point entrer et dont la connoissance est réservée à Dieu seul contentons-nous de bien user de ses dons, et de tirer par notre fidélité envers lui, tous les secours qu'il a bien voulu attacher à l'oraison de simple regard. Vous m'avez dit, ce me semble, que par un regard fixe vous y contempliez Dieu partout?

LA PÉNITENTE. Je vous l'ai dit, et il est très vrai.

LE DIRECTEUR. Sans vous détourner vers aucun de ses différents attributs 2?

LA PÉNITENTE. Oui, mon Père, de peur de multiplier les actes. Le directeur. Du moins vous pensiez à la Trinité, à Dieu

1. Ces paroles sont tirées du Moyen court, chapitre xxiv, p. 133 et 134.

2. « La considération de la bonté, de la sagesse et de la puissance de Dieu sont des moyens pour nous élever à Dieu, et quand nous y sommes, il faut nous arrêter là, et quitter les considérations particulières de ces perfections divines, distinctes et abstraites, qui ne nous font pas voir Dieu comme il est en lui-même, mais comme il est dans la foiblesse de notre entendement; et quand nous nous arrêtons avec fermeté par la foi toute nue sur l'infinité de son essence, nous le regardons comme il est en lui-même avec.... ses perfections.... » (l'abbé d'Estival, Conférences mystiques, p. 152.)

seul à la vérité, mais à Dieu comme Père, comme Fils et comme Saint-Esprit 1?

La pénitente. Non, non, mon Père, et je vois que votre charité me tend un piège pour me faire tomber dans des réponses qui vous donnent occasion de me rendre plus instruite: je n'ai point pensé à tout cela, pas même à la Trinité en général, mais à Dieu présent partout.

Le directeur. Du moins vous est-il venu en pensée qu'il est immense et infini?

LA PÉNITENTE. C'est ce qui résulte, je crois, de sa présence en tous lieux; mais je n'ai pas été jusque-là. •

LE DIRECTEUR. Cela en est mieux. Et de sa toute-puissance, rien ?

LA PÉNITENTE. Rien du tout, je vous assure.

LE DIRECTEUR. J'en suis ravi; mais vous avez été quelque peu touchée de sa bonté infinie?

LA PÉNITENTE. Presque point, mon Père, et vous pouvez me croire.

LE DIRECTEUR. C'est encore trop, ma chère fille.

La pénitente. Il est si naturel d'y penser un peu.

Le directeur. Ce n'est pas une excuse: au contraire; car ceci est tout surnaturel et tout extraordinaire.

Mais étiez-vous dans ce vaste néant, ce total néant que je vous ai recommandé comme la base de l'oraison de simple présence, et qui mène droit au repos central ?

LA PÉNITENTE. Oui, mon Père, j'étois comme une femme tout à fait perdue et anéantie.

LE DIRECTEUR. Comme un corps mort ?

LA PÉNITENTE. Et enterré 2, ainsi que je me l'imaginois. Je

I. << Dans l'oraison, on doit demeurer dans une foi obscure et universelle, avec quiétude, avec un oubli de toutes autres pensées, particulières et distinctes, des attributs de Dieu et de la sainte Trinité. » (Proposition 21 de Molinos condamnée *.)

2. « Une âme qui s'abandonne sans réserve, et sans prendre garde à elle[-même], à la sainte et spirituelle inaction, peut dire avec saint Augustin Que mon âme se taise, et ne veuille rien faire ni penser

* In oratione opus est manere in fide obscura et universali, cum quiete et oblivione cujuscumque cogitationis particularis ac distinctionis attributorum Dei ac Trinitatis....

n'étois plus sur la terre, je n'étois plus1. Je me suis aussi appliqué, mon Père, ces paroles du Psalmiste que vous m'avez apprises: « J'ai été comme une bête, comme une jument devant vos yeux"; » et aussi cet autre endroit : « Comme un cheval et un mulet, qui sont privés d'entendement'; » enfin je tâchois à devenir comme une statue ou comme une souche.

LE DIRECTEUR. Vos intentions sont droites: il manque là une certaine stupidité, une évacuation de l'esprit d'Adam jusqu'à un certain point2, on le voit bien; cependant voilà des efforts, des actes réfléchis pendant l'oraison des péchés, ma chère fille, des péchés, ou peu s'en faut. Vous êtes morte, dites-vous, et comme enterrée, cela est bien; mais vous ne deviez pas être en état de connoître que vous étiez telle, et de pouvoir jamais m'en rendre un si bon compte 3.

quoi que ce soit*; qu'elle s'oublie elle-même et se submerge dans la foi obscure, puisqu'elle sera d'autant plus en sûreté qu'elle sera plongée plus avant dans le néant et comme perdue. » (Molinos, Guide spirituelle, livre I, chapitre XIII, no 94, p. 57.)

<< Cela ne se peut faire que par la mort de nous-mêmes et de notre propre action, afin que l'action de Dieu soit substituée à sa place. » (Moyen court, § xx1, p. 89.)

« La fidélité de l'âme dans cet état consiste à se laisser ensevelir, enterrer, écraser, marcher sans se remuer non plus qu'un mort. » (Livre des Torrents, partie I, chapitre VIII, no 17, p. 226.)

1. « Qui réveillera l'âme de son sommeil doux et paisible, si elle est endormie dans le néant, d'où David tomba sans le savoir dans le parfait anéantissement? Ad nihilum redactus sum, et nescivi**. » (Molinos, Guide spirituelle, livre III, chapitre xx, no 201, p. 199.) a. Psaume LXXII, verset 23.

b. Tobie, chapitre vi, verset 17.

2. << Il faut donc donner lieu à cette vie (du Verbe) de s'écouler en nous : ce qui ne se peut faire que par l'évacuation et la perte de la vie d'Adam. » (Moyen court, § xx1, p. 89.)

3. « Dans le temps de la contemplation passive, on ne doit point prendre garde à ce que Dieu opère en nous; ... car ce seroit mettre un obstacle aux opérations divines. » (Molinos, Guide spirituelle, livre III, chapitre xiv, no 137, p. 178.)

«< ....

Une personne qui n'a aucun sentiment de ce qu'elle fait et

* Il y a : « penser à quoi que ce soit » dans la Guide spirituelle. ** Psaume LXXII, verset 22.

Dans le fort de la contemplation, ne vous êtes-vous point sentie un peu touchée de la crainte des jugements de Dieu ? Je vous fais, ma fille, cette demande, parce que je vous connois la conscience tendre et sujette à s'ébranler par les scrupules, et que je me souviens que vous me jetâtes, je ne sais à quel propos, ce passage qui dit que le commencement de sagesse est la crainte de Dieu ".

la

LA PÉNITENTE. Cela est vrai; mais il me souvient aussi que vous me répondites que cette leçon étoit bonne à faire à des enfants, ou tout au plus à un commençant, qu'il étoit permis de craindre Dieu une fois en sa vie lorsqu'on ne faisoit qu'entrer dans les voies mystiques et extraordinaires, mais qu'il n'y avoit rien ensuite de plus fatal à la perfection, que de réitérer cet acte de crainte de Dieu. D'ailleurs, comment aurois-je pu me laisser aller à la crainte de Dieu, si je n'ai pas songé le moins du monde à le considérer comme juste ?

LE DIRECTEUR. Comme miséricordieux, ma fille?

LA PÉNITENTE. Sur cela, mon Père, je vous dirai que j'ai fait les derniers efforts pour ne point recevoir dans mon esprit l'idée de la miséricorde divine, et pour mettre en sa place celle de la seule présence de Dieu.

LE DIRECTEUR. Hé bien ?

LA PÉNITENTE. Voulez-vous que je vous dise la vérité !
LE DIRECTEUR. C'est ce que je demande.

à qui, au contraire, il semble qu'elle ne fait rien, ne pouvant voir ce qu'elle fait, s'humilie à plein [fonds], et confesse qu'elle n'est propre à quoi que ce soit, et que ce qu'elle a de bon vient de Dieu. >> (Falconi, Lettre à une fille spirituelle, p. 146.)

« Une âme spirituelle ne doit point s'amuser à réfléchir sur ce qu'elle opère, ni à penser si elle met en pratique ou non les vertus.... » (Ibidem, p. 151.)

« L'âme spirituelle, dans l'oraison, doit garder un profond silence et s'abandonner toute à Dieu, comme si elle ne pensoit plus à soi, parce qu'une personne qui prie doit s'oublier [et] tout ce qu'elle fait, et que la parfaite oraison est celle où celui qui prie ne se souvient pas qu'il est actuellement en prière. » (Ibidem, p. 153.)

« Quand l'âme agit par dépendance.... de la grâce, elle agit sans qu'elle s'en aperçoive et n'est point oisive. (Moyen court, § xx1, p. 81.) a. Psaume cx, verset 10.

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