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l'un des moins respectueux pour le Pape et la cour de Rome, indulgent. aux hérétiques, aimé des protestants, auteur d'un ouvrage condamné par l'archevêque de Paris, il n'avait aucun titre à la bienveillance de le Gendre, qui le traite assez mal, mais ne le présente nullement comme un malhonnête homme. Ne le confondons pas avec les aventuriers littéraires du dix-septième siècle qui étaient en quête d'un titre qui pat tromper le public et d'un libraire qui se fit complice d'un mensonge. Lorsque l'abbé de la Bruyère, moins désintéressé que son frère aîné, vendit le manuscrit des Dialogues, ce fut certainement pour ajouter quelque chose à ses modiques revenus que l'abbé du Pin, suspendant ses publications personnelles, procura l'édition, comme le dit l'abbé d'Olivet 1, de l'ouvrage que la Bruyère n'avait pu terminer. Il n'avait jamais eu, que je sache, la pensée d'écrire un livre sur le quiétisme. En 1698 l'heure cût été mal choisie pour intervenir dans un débat commencé depuis six ans, ou du moins pour y intervenir en réfutant des livres plusieurs fois condamnés déjà par les autorités les plus compétentes 2.

Se couvrir en 1698 du nom de la Bruyère, c'eût été d'ailleurss'imposer l'obligation de s'abstraire des événements au milieu desquels vivait le clergé, d'oublier ce qui s'était passé depuis 1696, et de revenir ainsi en arrière, au risque d'avoir fort peu de lecteurs. A l'exception de quelques fidèles et rares amis de Mme Guyon, et d'un petit nombre de quiétistes de province attardés, qui donc se souciait encore du Moyen facile ? qui se souvenait des livres de Malaval et de l'abbé d'Estival? La Combe et Mme Guyon s'étaient rétractés; emprisonnés l'un et l'autre, ils ne faisaient plus de prosélytes. « Tout le monde parle aujour

1. Citons textuellement le passage où d'Olivet parle de la publication des Dialogues et où l'on a voulu voir, bien à tort, l'aveu que la Bruyère n'en était pas l'auteur: «On trouva, dit-il, parmi ses papiers des Dialogues sur le quiétisme, qu'il n'avait qu'ébauchés et M. du Pin, docteur en Sorbonne, procura l'édition. »> « Ces expressions ambiguës de d'Olivet, écrit Walckenaer, démontrent qu'il était dans le secret de cette publication pseudonyme. »> L'opinion de Walckenaer a entraîné celle de M. Livet qui, dans son édition de l'Histoire de l'Académie, annote comme il suit la phrase de l'abbé d'Olivet: « Ce livre, où l'on ne reconnaît pas la Bruyère, est attribué à M. du Pin lui-même, qui pour certains motifs, n'aurait pu publier l'ouvrage de la. Bruyère tel qu'on l'avait trouvé. »

2. L'abbé du Pin est au nombre des deux cent cinquante docteurs qui si-gnèrent la déclaration de censure de douze propositions extraites des Maximes. des saints; mais il fut, si je ne me trompe, non pas l'un des soixante qui la signèrent les premiers, au mois d'octobre ou de novembre 1698, mais l'un de ceux dont on recueillit les adhésions peu à peu, et avec quelque peine, dans les mois suivants. Il n'eut aucun empressement, ce nous semble, à prendre place parmi les adversaires du quiétisme

d'hui du quiétisme », écrivait Henri Basnage en 1698; mais le seul quiétisme dont il fut alors question était celui de Fénelon; le seul livre suspect de quiétisme qui eût des lecteurs était le livre des Maximes des saints, imprimé en 1697, peu de temps avant la publication de l'Instruction de Bossuet sur les États d'oraison. Louis XIV pressait vivement à Rome la condamnation de l'ouvrage de Fénelon; et les abbés Bossuet et Phelipeaux l'y sollicitaient avec le plus grand zèle au nom de Bossuet. Cette période nouvelle de l'histoire du quiétisme était la plus intéressante: je doute qu'un théologien, rédigeant d'un bout à l'autre un volume sur le quiétisme en 1698, eût réussi à en faire complètement abstraction; or nulle trace dans les Dialogues de ce qui a été fait ou écrit après la mort de la Bruyère. Sans doute il n'était point difficile à du Pin dans les dialogues VIII et IX, c'est-à-dire dans un petit nombre de pages, de ne point s'écarter des livres utilisés par la Bruyère; mais peut-être serait-il permis de s'étonner, s'il eût été l'auteur et non l'éditeur des sept dialogues précédents, qu'il ne lui ait rien échappé, en près de trois cents pages datées de 1696, qui eût les apparences d'un anachronisme.

Les premiers dialogues, au surplus, portent une date, implicitement renfermée dans le texte, qui n'est guère de celles auxquelles un faussaire eût songé. Il est maintes fois question dans les Dialogues de la coïncidence des fêtes de Pâques et des fêtes du jubilé 1 : le seul jubilé de la dernière partie du dix-septième siècle qui se soit ouvert, comme il est dit dans les Dialogues, un lundi saint est celui qui fut inauguré le 5 avril 1694 2. C'est sans doute peu de temps après cette époque que la Bruyère commença ses Dialogues. Il y travailla lentement, puisqu'ils étaient encore inachevés lorsqu'il en fit la lecture, deux ans plus tard, à Antoine Bossuet.

L'un des arguments que l'on a fait valoir contre l'authenticité des Dialogues est qu'il ne s'y trouve point de portraits ni d'allusions satiriques aux événements du temps, cela est certain: les suppressions ont pu porter précisément sur les morceaux qui rappelaient la manière de l'auteur des Caractères et qui risquaient de désobliger celui-ci ou celui-là; mais est-il bien sûr que la Bruyère ne se soit pas justement proposé de renoncer dans les Dialogues à ses habitudes et d'écrire cette fois d'une façon nouvelle? Il est un passage de la préface des Caractères, daté de 1690, où la Bruyère manifeste la crainte de faire dire à quelques-uns : « Ne finiront-ils point ces Caractères, et ne verrons-nous jamais autre chose de cet écrivain3 ? » Ainsi qu'il le pré

1. Voyez ci-après, p. 606-609, et p. 622.

2. Voyez la Gazette de France du 10 avril 1694, p. 200, où il y a un erreur de date, qu'il est aisé de corriger.

3. Voyez notre tome II, p. 20.

voyait, on lui reprocha en effet de ne jamais faire que des caractères : on l'en accusa quand il prononça son discours de réception à l'Académie; on l'en accusa plus vivement encore lorsqu'il publia la Préface de ce Discours. N'a-t-il point voulu montrer qu'il pouvait composer un ouvrage sans y mettre la moindre personnalité ?

Il faut convenir que le style des Caractères et celui des Dialogues se ressemblent peu. Dans les Dialogues, il ne s'agit plus de remarques longuement méditées, lentement élaborées, où l'auteur a dû, avec une infinie variété de tours, exprimer sa pensée sous une forme saisissante et originale. Le nouvel ouvrage que l'auteur, ne l'oublions point, n'a pas eu le temps de parfaire, est une conversation facile et courante, rapidement écrite. Après tout il y a du talent dans ces dialogues et beaucoup plus, je crois, que n'en aurait pu mettre l'abbé du Pin, réduit à ses propres forces. Le Gendre lui accorde << une grande fécondité, beaucoup de facilité à écrire, » mais peu «< de correction dans le langage, ni d'élégance, ni de délicatesse de style » : les premiers dialogues ne manquent en général ni de correction, ni même d'élégance et de délicatesse.

On y reconnaît tantôt une pensée qui se rapproche de celles qu'on a lues dans les Caractères 1, tantôt une expression qui est bien de la langue de la Bruyère. Voici du moins, p. 155 de l'édition originale et p. 611 de la présente édition, un mot qui porte la marque de notre auteur et que nous avons maintenu dans le texte sans avoir égard aux regrets qu'exprime l'éditeur de ne l'avoir pas effacé : « les oraisons les plus triviales. » Si peu irrévérencieuse que soit l'expression trivial dans le sens où la Bruyère l'emploie le plus souvent 2, un ecclésiastique ne s'en serait pas servi à cette place. Aussi du Pin, qui l'a laissée passer sur l'épreuve, la corrige-t-il dans son Errata3.

On ne saurait soutenir qu'en préparant l'édition des Dialogues du Pin ne les ait jamais affadis, qu'il ne les ait pas remaniés ça et là comme il remaniera plus tard un ouvrage de Jacques Basnage. « Quoique l'auteur des deux derniers dialogues parle dans l'Avertissement de son travail avec beaucoup de modestie, » écrit en 1699 le rédacteur du Journal des Savants, « on peut dire, en lui rendant justice,

1. Voyez par exemple divers traits sur les femmes, sur leurs directeurs, sur les faux dévots, sur les charlatans (p. 576, 583, 584, 600, 605), etc. 2. Voyez le Lexique, au mot Trivial.

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3. L'expression trivial avait-elle échappé à son attention? Ou lui avaitelle tout d'abord paru innocente, et serait-ce la censure qui en aurait demandé la suppression après le tirage? L'approbation des docteurs en théologie est du 2 décembre 1698, l'Achevé d'imprimer du 5. Les censeurs ont donc lu l'ouvrage sur les feuilles d'imprimerie, et non dans le manuscrit. L'Errata ne relève pas d'autres corrections qui puissent avoir été demandées par eux.

qu'ils ne cèdent point aux premiers pour l'agrément et la politesse du style, et qu'ils sont plus forts pour le dogme. » Est-ce bien dans les deux derniers dialogues seulement que le docteur en théologie fait usage de sa science, et ne serait-on pas tenté de lui attribuer, dans les précédents, divers alinéas plus théologiques que littéraires ? Ce serait une entreprise délicate et téméraire que de chercher à distinguer, dans les sept premiers dialogues, ce qui revient à la Bruyère et ce qui appartient à son collaborateur1. L'éditeur, ce sera notre seule observation, a dû faire plus de retouches dans les derniers dialogues que dans les premiers; quels qu'aient été ses soins, on sent de plus en plus, en approchant de la fin, que la « dernière main » de l'auteur a fait défaut.

En résumé, si l'on considère que les Dialogues sur le quiétisme ne pouvaient être une œuvre de circonstance à la date où ils ont paru, que leur publication ne pouvait accroître le renom littéraire de l'homme de mérite qui s'en est fait l'éditeur anonyme, qu'il s'y trouve des pages dignes de la Bruyère; que tel morceau y est en quelque sorte daté de l'époque où il écrivait, on sera sans doute disposé à croire avec nous que la plus grande partie du livre publié par du Pin nous offre les Dialogues de la Bruyère, sinon tels exactement qu'il les a composés, du moins assez respectés encore par l'éditeur pour que nous ne puissions les exclure d'une édition des OEuvres de la Bruyère.

Le texte des Dialogues est accompagné d'annotations nombreuses, tirées des ouvrages quiétistes dont la liste est donnée ci-après, pages 545 et 546. Ces extraits, on s'en apercevra bien vite si l'on parcourt l'annotation des pages qui suivent, ne sont pas toujours une reproduction fidèle. Aussi pensons-nous qu'ils ont été rassemblés par l'auteur en vue de son travail et pour s'y préparer, non avec le dessein de les placer sous les yeux du lecteur; n'est-ce pas l'éditeur qui les a disposés au bas des pages, après les avoir puisés dans les matériaux réunis par la Bruyère, les imprimant sans la moindre collation et même, pour un certain nombre, les réimprimant plusieurs fois, comme pour grossir le volume ? Ce n'était pas le sentiment du rédacteur du Journal des Savants, le président Cousin, qui attribuait à l'éditeur le choix des passages des ouvrages cités à l'appui du texte des Dialogues : « Les passages, disait-il, des livres des quiétistes qui servent de preuves à ce qui est avancé dans les Dialogues ont aussi été recueillis par le même auteur, » c'est-à-dire par le docteur en théologie qui

1. Notons comme exemples d'expressions qui ne semblent pas être de la langue de la Bruyère le verbe impossibiliter (p. 609), la locution reconnoissance sur (p. 629). Je ne saurais dire si l'on doit attribuer à l'éditeur plutôt qu'à l'auteur la locution, alors très usitée, un faire le faut, p. 658.

eut mission de mettre les Dialogues en état d'être imprimés. Sur ce point le Journal des Savants a reçu de l'abbé du Pin une sorte de démenti que nous avons relevé en comparant divers exemplaires de son édition. Il n'était pas question de l'annotation des Dialogues dans la première rédaction de l'Avis au lecteur; mais, pendant le tirage, l'éditeur inséra dans le même Avis deux lignes qui contredisent l'assertion du Journal. On lisait dans l'Avis des premiers exemplaires de l'édition : « Il (la Bruyère) avoit fait, avant que de mourir, sept dialogues sur le quiétisme; » du Pin ajouta : « qu'il avoit confiés à un ami particulier pour confronter les passages des livres des quiétistes1. »

Pourquoi introduisait-il un carton dans l'Avis au lecteur? Lui a-t-on reproché l'infidélité des extraits et a-t-il voulu en reporter sur un autre la responsabilité ? Si je n'aperçois pas sûrement la raison qui a fait tirer le carton dont nous parlons, j'hésite d'autre part sur le sens précis qu'il y faut donner aux mots passages des ouvrages quiétistes. Ces mots dans le Journal des Savants visent le bas des pages: si la signification en est la même dans le carton, j'en conclurai que la Bruyère, après avoir pris ses notes pour lui-même et non pour les lecteurs de ses Dialogues, s'est ravisé au cours de son travail, peutêtre sur le conseil d'un ami, et que, se décidant à les imprimer, il a confié à un obligeant collaborateur le soin de les collationner.

Dira-t-on qu'il est peu vraisemblable que la Bruyère ait jamais consenti à charger son ouvrage du lourd appareil des notes que nous lisons dans l'édition de du Pin? Ce serait alors une autre conjecture qu'il faudrait proposer: du Pin n'aurait voulu parler que des citations insérées dans le texte. Très rares dans les six premiers dialogues, elles se multiplient dans le VIIe, où bien souvent elles sont défectueuses. Il se peut que la Bruyère, ayant fait usage de notes où s'entremêlaient confusément des extraits, soit de chapitres, soit d'ouvrages différents, ait invoqué l'aide d'un ami avant d'achever son manuscrit et lui ait demandé de rectifier, de compléter les citations contenues dans ses dialogues, dans le VII surtout, et de mieux indiquer les sources.

Quelle que fût l'étendue de la tâche qui lui était imposée, l'ami ne s'en acquitta point. La Bruyère ayant lu quelque chose de ses Dialogues à Antoine Bossuet le 8 mai, il n'avait pu se dessaisir de son manuscrit que dans l'un des deux derniers jours qu'il a vécu ; après sa mort, ce manuscrit fut rendu à la famille sans que les citations aient été revisées.

1. Voyez ci-après, p. 543. — On a remanié, pour y faire l'addition que nous avons signalée, les pages 2 et 3 de l'Avis, qui chacune ont reçu une ligne de plus, et l'on a mis à profit cette correction pour redresser dans l'une des pages suivantes quelques lettres retournées.

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