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XXIV

PHÉLYPEAUX A LA BRUYÈRE.

Du 28 août (1694.]

Si par hasard vous avez, Monsieur, quelqu'un de vos amis qui vous connoisse assez peu pour vous croire sage, je vous prie de le marquer par nom et par surnom, afin que je le détrompe à ne pouvoir douter un moment du contraire. Je n'aurai pour cela qu'à lui montrer vos lettres si après cela il ne demeure pas d'accord que vous êtes un des moins sensés de l'Académie françoise, il faut qu'il le soit aussi peu que vous. Je n'ai pu encore bien discerner si c'est la qualité d'académicien, ou les honneurs que vous recevez à Chantilly, qui vous font tourner la cervelle. Quoi qu'il en soit, je vous assure que c'est dommage; car vous étiez un fort joli garçon, qui donniez beaucoup d'espérances. Si j'arrive devant vous à Paris, je ne manquerai pas de vous faire préparer une petite chambre bien commode à l'Académie du faubourg Saint-Germain'. J'aurai bien soin qu'elle soit séparée des autres, afin que vous n'ayez communication qu'avec vos amis particuliers, et que les Parisiens, naturellement curieux, ne soient pas témoins du malheur qui vous est arrivé. En attendant, vous pouvez penser, faire et écrire autant d'extravagances que vous voudrez: elles na feront que me réjouir; car les folies, quand elles sont aussi agréables que les vôtres, divertissent toujours et délassent du grand travail dont je suis accablé. Je suis, Monsieur, entièrement à vous.

1. C'est-à-dire aux Petites-Maisons.

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XXV

LA BRUYÈRE A JÉRÔME PHELYPEAUX1.

A Versailles, le 16 juillet [1695].

APRÈS vous avoir entretenu, Monseigneur, de choses tout à fait importantes dans les dernières dépêches que j'ai eu l'honneur de vous envoyer et que j'ai écrites du style le plus sérieux et le plus convenable au sujet qu'il m'a été possible, j'ai cru que je devois dans cette lettre vous rendre compte des nouvelles qui ont le plus de liaison avec les affaires publiques, et que par cette raison il est plus capital dans le poste où vous êtes que vous n'ignoriez pas.

Avant-hier, Monseigneur, sur les sept heures du soir, les plombs de la gouttière qui est sous la fenêtre de ma chambre se trouvèrent encore si échauffés du soleil qui avoit

1. Cette lettre a été découverte en 1874 par M. Ulysse Robert dans le manuscrit 873 de la collection Clairambault, fos 351 et 352, à la Bibliothèque nationale, et reproduite dans la Bibliothèque de l'École des Chartes, année 1874, p. 383-386, avec l'orthographe, l'accentuation et la ponctuation de la Bruyère. On en trouvera le fac-simile dans notre Album. Publiée trop tard pour que nous puissions la comprendre dans le recueil des lettres de la Bruyère au tome II de notre première édition, nous l'avions imprimée en 1878 dans un appendice du tome III, re partie, p. 238-242, lequel a disparu lors du récent tirage de l'ancien tome III devenu le tome IV. Les noms et les allusions que contient cette lettre, retrouvée d'ailleurs au milieu de pièces sur la marine provenant de Phélypeaux, démontrent clairement qu'elle est adressée à ce dernier, fils du chancelier Pontchartrain et survivancier de la charge de secrétaire d'État de la marine. La lettre est datée du 16 juillet: la querelle du major Brissac et de Saint-Olon dont parle la Bruyère, et qui survint dans les premiers jours de juillet 1695, suffit à déterminer l'année où elle fut écrite. En 1695 Phélypeaux visitait depuis le mois d'avril les ports de la Méditerranée.

2. La Bruyère écrit: j'ay eü

brillé tout le jour, que j'y fis cuire1 un gâteau, galette fouée ou fouace que je trouvai excellente ; vous voyez sans peine, avec votre sagacité ordinaire, de quelle utilité cela peut être aux intérêts de la ligue 3, et je ne vous annonce cette particularité qu'avec le déplaisir que vous pouvez vous imaginer*. Le temps hier se couvrit et menaça de la pluie toute l'aprèsdînée; il ne plut pas néanmoins; aujourd'hui il a plu; s'il pleuvra demain ou s'il ne pleuvra pas, c'est, Monseigneur, ce que ne puis décider quand le salut de toute l'Europe en devroit dépendre: je crois avec cela, moralement parlant, qu'il tombera un peu de pluie, et que dès que la pluie aura cessé, il ne pleuvra plus, à moins que la pluie ne recom

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1. Dans l'autographe, cuir.

2. Les dictionnaires du temps ne s'accordent pas sur la définition de fouace. «< Fouace, dit Richelet (1680), sorte de gros gâteau bis qui se fait ordinairement au village. » Furetière (1690), qui écrit fouace ou fouasse, explique simplement le mot par «< pain cuit sous les cendres; » et l'Académie (1694) le définit «< sorte de pain broyé, fait de fleur de farine, et en forme de gâteau. » Aucun de ces trois dictionnaires ne mentionne « la galette fouée ; » celui de Trévoux note la galette à la fouée : « le peuple appelle une galette à la fouée, celle qu'on jette à la gueule d'un four dans le temps qu'on le fait chauffer pour cuire le pain. Les mères des gens du commun qui vont au four, font cuire des galettes à la fouée pour leurs enfants. »

3. La ligue d'Augsbourg, conclue contre la France le 9 juillet 1686, à la suite de laquelle la guerre avait commencé en 1688 pour ne se terminer qu'en 1697 par la paix de Ryswyck. Au moment où la Bruyère écrivait, les alliés bombardaient Saint-Malo, assiégeaient Casal, qui capitulait, et Namur qui devait bientôt se rendre.

4. La chaleur fit beaucoup souffrir l'armée du Rhin pendant la seconde quinzaine de juillet. « On continua donc la marche, écrit Saint-Simon dans le récit qu'il fait du passage du Rhin du 20 juillet, par une telle chaleur, que plusieurs soldats moururent de soif et de lassitude. » (Mémoires, édition Boislisle, tome II, p. 305.)

5. Dans le manuscrit, neamoins. Deux lignes plus bas, après puis, est barré ni ne veux.

6. La Bruyère a écrit deux fois dans cette ligne, puis encore quatre lignes plus loin: pleuvera.

mence. Mais à propos de pluie, les beaux plans et les belles eaux que celles d'une maison que j'aie vue dans un vallon en deçà de la tour de Montfort! La belle, la noble simplicité qui règne jusqu'à présent dans ses bâtiments! Voudroit-on bien ne s'en point ennuyer? il faut l'avouer nettement et sans détour, je suis fou de Pontchartrain, de ses tenants et aboutissants, circonstances et dépendances; si vous ne me faites entrer à Pontchartrain, je romps avec vous, Monseigneur, avec notre Monsieur de la Loubère3, avec les jeux floraux, et, qui pis est, avec Monseigneur et Madame de Pontchartrain, avec celle que vous épouserez', avec tout ce qui naîtra de vous, avec leurs parrains et leurs marraines, avec leurs mères nourrices: c'est une maladie, c'est une fureur.

Comment donc vous conter, dans l'état où je suis, le fait

1. La Bruyère avait d'abord écrit : « que celles que i'ay vües ». Il a barré ces trois derniers mots, et plus loin, après maison que, il a corrigé vües (sic) en vüe.

2. Il s'agit de la terre de Pontchartrain, située près de Montfortl'Amaury, et qui appartenait au chancelier Pontchartrain. «< Sa maison de Pontchartrain, à quatre lieues de Versailles, où il alloit dès qu'il avoit un jour ou deux, étoit ses délices, dit Saint-Simon en parlant du chancelier (Addition au Journal de Dangeau, tome XV, p. 179); il en fit une grande et riche terre, et une aimable demeure........ » Sur Pontchartrain, voyez Hurtaut et Magny, Dictionnaire historique de la ville de Paris et de ses environs, tome II, p. 85 et les Mémoires de Saint-Simon, édition Boislisle, tome VI, appendice XIII, p. 556.

3. Simon de la Loubère (dont nous avons déjà parlé ci-dessus, p. 471, note 2), gouverneur de Phélypeaux, était l'auteur d'un Traité de l'origine des jeux floraux de Toulouse (1697), et avait réorganisé l'Académie des jeux floraux en 1694.

4. Phélypeaux s'était déjà préoccupé de son mariage. Il avait un instant jeté les yeux sur Mlle de Royan (Saint-Simon, Mémoires, édition Boislisle, tome II, p. 262). N'ayant pu obtenir du Roi l'autorisation de le marier à Mlle de Malauze (Saint-Simon, tome IV, p. 26), le chancelier Pontchartrain lui fit épouser en premières noces, le 28 février 1697, Éléonore-Christine de la Rochefoucauld-Roye, qui mourut le 23 juin 1708, à l'âge de vingt-sept ans.

de Saint-Olon' et du major Brissac2, leurs aventures? Muse, inspire moi, et ne me laisse pas dans une matière si grave avancer rien de ridicule3. Le comte de Gramont a dit au Roi très chrétien : « Vous devez pardonner, Sire, comme vous voulez que l'on vous pardonne. » Il l'a fait sur cela ressouvenir du Pater noster; le Pater noster, Monseigneur, est cette oraison dont M. le Nôtre fait tant de cas qu'il en veut savoir l'auteur". Revenons au comte de Gramont. Il a dit au

1. François Pidou de Saint-Olon, gentilhomme du Roi, mort à Paris, en 1720. Il avait été envoyé par le Roi au Maroc et à Alger; il y « vint à bout d'affaires difficiles et même périlleuses pour lui avec une grande fermeté et beaucoup d'adresse et de capacité », dit Saint-Simon (Mémoires, édition Chéruel, tome XVII, p. 134). Il a publié, en 1694, l'État présent de l'empire du Maroc.

2. M. Robert a imprimé : Brizai, et telle est en effet la première lecture qui s'offre; il est probable que la Bruyère a voulu faire un c, et que la plume n'ayant pas donné d'encre en traçant le milieu de la lettre, il en est résulté une sorte d'i avec son point. Brissac, major des gardes du corps, « étoit, dit Saint-Simon, rustre, brutal, d'ailleurs fort désagréable et gâté à l'excès par le Roi, mais homme d'honneur et de vertu, de valeur et de probité, et estimé tel, quoique haï de beaucoup de gens, et redouté de tout ce qui avoit affaire à lui, même de toute la cour et des plus importants, tant il étoit dangereux » (Mémoires, édition Boislisle, tome XXIII, p. 276; conférez tome XV, p. 446).

3. Il s'était élevé entre Saint-Olon et Brissac une querelle qu'a mentionnée Dangeau, sans en dire le motif: « M. de Duras, écrit-il le vendredi 8 juillet 1695 (Journal, tome V, p. 235), parla au Roi, à son coucher, en faveur du major Brissac, qui a eu un démêlé avec M. de SaintOlon, qui étoit allé s'en plaindre au Roi. Le Roi a dit à M. de Duras de juger l'affaire selon la rigueur des ordonnances, et nous dit ensuite : « J'en suis fàché pour le major, que j'aime ; mais quand ce seroit pour << mon propre fils, je ne voudrois pas dans la moindre chose adoucir « l'ordonnance. » A la date du 10 juillet (p. 237). Dangeau ajoute: « Brissac, major des gardes, est à la Conciergerie pour un mois, par ordre des maréchaux de France. »

4. Philibert, comte de Gramont, le héros des Mémoires d'Hamilton. La Bruyère a écrit Grammont.

5. Il est à noter que l'anecdote qui courait sur le Nôtre a été de nouveau mise plus tard en circulation, attachée au nom du comte de

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