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Quelquefois, Messieurs, il arrive que ceux qui vous doivent les louanges des illustres morts dont ils remplissent la place, hésitent, partagés entre plusieurs choses qui méritent également qu'on les relève. Vous aviez choisi en M. l'abbé de la Chambre un homme si pieux, si tendre, si charitable, si louable par le cœur, qui avoit des mœurs si sages et si chrétiennes, qui étoit si touché de religion, si attaché à ses devoirs, qu'une de ses moindres qualités étoit de bien écrire. De solides vertus, qu'on voudroit célébrer, font passer légèrement sur son érudition ou sur son éloquence; on estime encore plus sa vie et sa conduite que ses ouvrages. Je préférerois en effet de prononcer le discours funèbre de celui à qui je succède, plutôt que de me borner à un simple éloge de son esprit. Le mérite en lui n'étoit pas une chose acquise, mais un patrimoine, un bien héréditaire, si du moins il en faut juger par le choix de celui qui avoit livré son cœur, sa confiance, toute sa personne, à cette famille, qui l'avoit rendue comme votre alliée, puisqu'on peut dire qu'il l'avoit adoptée, et qu'il l'avoit mise avec l'Académie françoise sous sa protection.

Je parle du chancelier Seguier1. On s'en souvient comme

19 des Caractères, sont imprimés en romain dans l'édition Coignard et dans l'édition Michallet. Il s'agit de Pierre Cureau de la Chambre, docteur en théologie, curé de la paroisse de SaintBarthélemy, fils de l'auteur des Charactères des passions, Marin Cureau de la Chambre. Il avait été reçu à l'Académie à la place de Racan, le 24 mars 1670, quoiqu'il n'eût jamais rien écrit, et il était mort en avril 1693, ne laissant que quelques sermons et trois discours prononcés à l'Académie.

1. Le chancelier Seguier avait le titre de protecteur de l'Académie française. Il s'était attaché, comme médecin et comme homme de lettres, le père de l'abbé de la Chambre, qui avait été, lui aussi, membre de l'Académie française, et était mort le 29 novembre 1669, fort peu de temps avant la réception de son fils. Celui-ci, dans son discours de réception, attribue son élection au duc de Coislin,

de l'un des plus grands magistrats que la France ait nourris' depuis ses commencements. Il a laissé à douter en quoi il excelloit davantage, ou dans les belles-lettres, ou dans les affaires; il est vrai du moins, et on en convient, qu'il surpassoit en l'un et en l'autre tous ceux de son temps. Homme grave et familier, profond dans les délibérations, quoique doux et facile dans le commerce, il a eu naturellement ce que tant d'autres veulent avoir et ne se donnent pas, ce qu'on n'a point par l'étude et par l'affectation, par les mots graves ou sentencieux, ce qui est plus rare que la science, et peut-être que la probité, je veux dire de la dignité. Il ne la devoit point à l'éminence de son poste; au contraire, il l'a anobli : il a été grand et accrédité sans ministère, et on ne voit pas que ceux qui ont su tout réunir en leurs personnes l'aient effacé.

Vous le perdîtes il y a quelques années, ce grand promembre de l'Académie française, qui avait pour mère Marie Seguier, fille aînée du chancelier, et pour bisaïeule paternelle Louise du Plessis Richelieu, tante de l'illustre cardinal. Le passage où le récipiendaire adresse ses remercîments à son noble patron est un frappant commentaire de ce que dit la Bruyère : « Il se rencontre heureusement pour moi, que c'est l'héritier et le successeur de l'illustre sang et des incomparables vertus des Richelieus et des Seguiers (le duc de Coislin) qui m'a ouvert la barrière dans cette lice d'honneur où j'entre aujourd'hui. Je ne pouvois jamais arriver par une plus belle porte dans cette vaste carrière où je vas courir, y étant conduit par la main d'une personne en qui se confondent la splendeur des dignités et l'éclat des vertus civiles et militaires.... Il étoit aussi de sa bonté qu'après avoir bien voulu conduire la pompe funèbre de mon père dans les derniers devoirs que nous lui avons rendus, qu'après avoir essuyé les larmes d'une famille éplorée et abîmée de douleur, il eût encore assez de générosité pour nous aider à faire revivre son nom et sa mémoire, en me mettant en possession de ce que mon père a le plus chéri et estimé pendant sa vie. » (Recueil des harangues prononcées par Messieurs de l'Académie françoise, Paris, J. B. Coignard, 1698, p. 100.)

1. Ait nourri, sans accord, dans l'édition Coignard et dans les éditions des Caractères; nourrie, dans l'édition Michallet, mais l'e est effacé à la main dans nos exemplaires.

tecteur. Vous jetâtes la vue autour de vous, vous promenâtes vos yeux sur tous ceux qui s'offroient et qui se trouvoient honorés de vous recevoir; mais le sentiment de votre perte fut tel, que dans les efforts que vous fites pour la réparer, vous osâtes penser à celui qui seul pouvoit vous la faire oublier et la tourner à votre gloire'. Avec quelle bonté, avec quelle humanité ce magnanime prince vous a-t-il reçus ! N'en soyons pas surpris, c'est son caractère : le même, Messieurs, que l'on voit éclater dans toutes les actions de sa belle vie, mais que les surprenantes révolutions arrivées dans un royaume voisin et allié de la France ont mis dans le plus beau jour qu'il pouvoit jamais recevoir.

Quelle facilité est la nôtre pour perdre tout d'un coup le sentiment et la mémoire des choses dont nous nous sommes vus le plus fortement imprimés! Souvenonsnous de ces jours tristes que nous avons passés dans l'agitation et dans le trouble, curieux, incertains quelle fortune auroient courue' un grand roi, une grande reine, le prince leur fils, famille auguste, mais malheureuse, que la piété et la religion avoient poussée jusqu'aux dernières épreuves de l'adversité*. Hélas! avoient-ils péri sur

1. A la mort du chancelier Seguier (28 janvier 1672), l'Académie pria Louis XIV d'accepter le titre de protecteur.

2. Il y a couru, sans accord, dans toutes les anciennes éditions. 3. Avoient poussées, dans les éditions détachées de Coignard et de Michallet et dans le Recueil de 1698.

4. Allusion à la révolution d'Angleterre et à la fuite du Roi et de la Reine. Sur les inquiétudes que le sort de Jacques II inspirait à la cour, voyez les Lettres de Mme de Sévigné, du 29 décembre 1688 jusqu'au 4 janvier 1689, jour où l'on apprit qu'il s'était embarqué. Elle écrit le 29 décembre (tome VIII, p. 366 et 367): « Jamais il ne s'est vu un jour comme celui-ci. On dit quatre choses différentes du roi d'Angleterre, et toutes quatre par de bons auteurs. il est à Calais ; il est à Boulogne ; il est arrêté en Angleterre ; il est péri dans son vaisseau; un cinquième dit à Brest; et tout cela tellement brouillé qu'on ne sait que dire.... Les laquais vont et viennent à tous moments; jamais je n'ai vu un jour pareil. »

la mer ou par les mains1 de leurs ennemis? Nous ne le savions pas on s'interrogeoit, on se promettoit réciproquement les premières nouvelles qui viendroient sur un évènement si lamentable. Ce n'étoit plus une affaire publique, mais domestique; on n'en dormoit plus, on s'éveilloit les uns les autres pour s'annoncer ce qu'on en avoit appris. Et quand ces personnes royales, à qui l'on prenoit tant d'intérêt, eussent pu échapper à la mer ou à leur patrie, étoit-ce assez? ne falloit-il pas une terre étrangère où ils pussent aborder, un roi également bon et puissant qui pût et qui voulût les recevoir ? Je l'ai vue, cette réception, spectacle tendre s'il en fut jamais! On y versoit des larmes d'admiration et de joie. Ce prince n'a pas plus de grâce, lorsqu'à la tête de ses camps et de ses armées, il foudroie une ville qui lui résiste, ou qu'il dissipe les troupes ennemies du seul bruit de son approche.

S'il soutient cette longue guerre, n'en doutons pas, c'est pour nous donner une paix heureuse, c'est pour l'avoir à des conditions qui soient justes et qui fassent honneur à la nation, qui ôtent pour toujours à l'ennemi l'espérance de nous troubler par de nouvelles hostilités. Que d'autres publient, exaltent ce que ce grand roi a exécuté, ou par lui-même, ou par ses capitaines, durant le cours de ces mouvements dont toute l'Europe est

1. « Et par les mains, » etc., dans la ge édition.

2. Le 5, au moment où le Roi n'attendait plus que la nouvelle de la mort de Jacques II, on apprit qu'il était débarqué près de Boulogne.

3. La reine d'Angleterre et le prince de Galles étaient arrivés à Saint-Germain le 6 janvier 1689; Jacques II les avait rejoints le lendemain. Louis XIV avait reçu, entouré de sa cour, la Reine et le Roi.

4. La guerre contre la ligue d'Augsbourg. Elle avait commencé en 1689.

ébranlée ils ont un sujet vaste et qui les exercera longtemps. Que d'autres augurent, s'ils le peuvent, ce qu'il veut achever dans cette campagne. Je ne parle que de son cœur, que de la pureté et de la droiture de ses intentions elles sont connues, elles lui échappent. On le félicite sur des titres d'honneur dont il vient de gratifier quelques grands de son État que dit-il? qu'il ne peut être content quand tous ne le sont pas, et qu'il lui est impossible que tous le soient comme il le voudroit. Il sait, Messieurs, que la fortune d'un roi est de prendre des villes, de gagner des batailles, de reculer ses frontières, d'être craint de ses ennemis; mais que la gloire du souverain consiste à être aimé de ses peuples, en avoir le cœur, et par le cœur tout ce qu'ils possèdent. Provinces éloignées, provinces voisines, ce prince humain et bienfaisant, que les peintres et les statuaires nous défigurent, vous tend les bras, vous regarde avec des yeux tendres et pleins de douceur; c'est là son attitude il veut voir vos habitants, vos bergers danser au son d'une flûte champêtre sous les saules et les peupliers, y mêler leurs voix rustiques, et chanter les louanges de celui qui, avec la paix et les fruits de la paix, leur aura rendu la joie et la sérénité.

C'est pour arriver à ce comble de ses souhaits, la félicité commune, qu'il se livre aux travaux et aux fatigues d'une guerre pénible, qu'il essuie l'inclémence du ciel et des saisons, qu'il expose sa personne, qu'il risque une vie heureuse voilà son secret et les vues qui le font agir; on les pénètre, on les discerne par les seules qualités de ceux qui sont en place, et qui l'aident de leurs conseils. Je ménage leur modestie qu'ils me permettent seulement de remarquer qu'on ne devine point les projets de ce sage prince; qu'on devine, au contraire, qu'on nomme les personnes qu'il va placer, et qu'il ne fait que con

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