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de l'un des plus grands magistrats que la France ait nourris depuis ses commencements. Il a laissé à douter en quoi il excelloit davantage, ou dans les belles-lettres, ou dans les affaires; il est vrai du moins, et on en convient, qu'il surpassoit en l'un et en l'autre tous ceux de son temps. Homme grave et familier, profond dans les délibérations, quoique doux et facile dans le commerce, il a eu naturellement ce que tant d'autres veulent avoir et ne se donnent pas, ce qu'on n'a point par l'étude et par l'affectation, par les mots graves ou sentencieux, ce qui est plus rare que la science, et peut-être que la probité, je veux dire de la dignité. Il ne la devoit point à l'éminence de son poste; au contraire, il l'a anobli: il a été grand et accrédité sans ministère, et on ne voit pas que ceux qui ont su tout réunir en leurs personnes l'aient effacé.

Vous le perdîtes il y a quelques années, ce grand promembre de l'Académie française, qui avait pour mère Marie Seguier, fille aînée du chancelier, et pour bisaïeule paternelle Louise du Plessis Richelieu, tante de l'illustre cardinal. Le passage où le récipiendaire adresse ses remercîments à son noble patron est un frappant commentaire de ce que dit la Bruyère: << Il se rencontre heureusement pour moi, que c'est l'héritier et le successeur de l'illustre sang et des incomparables vertus des Richelieus et des Seguiers (le duc de Coislin) qui m'a ouvert la barrière dans cette lice d'honneur où j'entre aujourd'hui. Je ne pouvois jamais arriver par une plus belle porte dans cette vaste carrière où je vas courir, y étant conduit par la main d'une personne en qui se confondent la splendeur des dignités et l'éclat des vertus civiles et militaires.... Il étoit aussi de sa bonté qu'après avoir bien voulu conduire la pompe funèbre de mon père dans les derniers devoirs que nous lui avons rendus, qu'après avoir essuyé les larmes d'une famille éplorée et abîmée de douleur, il eût encore assez de générosité pour nous aider à faire revivre son nom et sa mémoire, en me mettant en possession de ce que mon père a le plus chéri et estimé pendant sa vie. »> (Recueil des harangues prononcées par Messieurs de l'Académie françoise, Paris, J. B. Coignard, 1698, p. 100.)

1. Ait nourri, sans accord, dans l'édition Coignard et dans les éditions des Caractères; nourrie, dans l'édition Michallet, mais l'e est effacé à la main dans nos exemplaires.

agrégé à aucune société, ni n'a ses lettres de maîtrise sans faire son chef-d'œuvre, de même et avec encore plus de bienséance, un homme associé à un corps qui ne s'est soutenu et ne peut jamais se soutenir que par l'éloquence, se trouvoit engagé à faire, en y entrant, un effort en ce genre, qui le fit aux yeux de tous paroître digne du choix dont il venoit de l'honorer. Il me sembloit encore que puisque l'éloquence profane ne paroissoit plus régner au barreau, d'où elle a été bannie par la nécessité de l'expédition', et qu'elle ne devoit plus être admise dans la chaire, où elle n'a été que trop soufferte', le seul asile qui pouvoit lui rester étoit l'Académie françoise; et qu'il n'y avoit rien de plus naturel, ni qui pût rendre cette Compagnie plus célèbre, que si, au sujet des réceptions de nouveaux académiciens, elle savoit quelquefois attirer la cour et la ville à ses assemblées, par la curiosité d'y entendre des pièces d'éloquence d'une juste étendue, faites de main de maîtres, et dont la profession est d'exceller dans la science de la parole3.

Si je n'ai pas atteint mon but, qui étoit de prononcer un discours éloquent, il me paroît du moins que je me suis disculpé de l'avoir fait trop long de quelques minutes; car si d'ailleurs Paris, à qui on l'avoit promis mauvais, satirique et insensé, s'est plaint qu'on lui avoit manqué de parole; si Marly, où la curiosité de l'en

1. Voyez ci-dessus, p. 184 et 185, no 42, et p. 220, no 2.

2. Voyez ci-dessus, p. 220, no 2, p. 221, no 4, et p. 224 et 225, nos 6-10.

3. Les séances de l'Académie étaient déjà publiques les jours où elle recevait un nouveau membre.

4. « Je ne sais si vous avez lu le remerciement de M. de la Bruyère à l'Académie; il a fait ici du bruit. Il a été lu à un dîné du Roi à Marly. Il y a quelques portraits assez vivement touchés. » (Lettre de Bourdelot à l'abbé Nicaise, du 25 juillet 1693, Bibliothèque nationale, Manuscrits, Fonds français, no 9360.) — La même

tendre s'étoit répandue, n'a point retenti d'applaudissements que la cour ait donnés à la critique qu'on en avoit faite; s'il a su franchir Chantilly, écueil des mauvais ouvrages1; si l'Académie françoise, à qui j'avois appelé comme au juge souverain de ces sortes de pièces, étant assemblée extraordinairement, a adopté celle-ci, l'a fait imprimer par son libraire, l'a mise dans ses archives; si elle n'étoit pas en effet composée d'un style affecté, dur et interrompu, ni chargée de louanges fades et outrées, telles qu'on les lit dans les prologues d'opéras, et dans tant d'épîtres dédicatoires3, il ne faut plus s'étonner

nouvelle se trouve, nous apprend Ed. Fournier (la Comédie de J. de la Bruyère, p. 202, note 3), dans les Dépêches du Parnasse ou la Gazette des savants, par V. Minutoli, Genève, 1693, 11e dépêche, 1er octobre 1693, p. 39.

1. Henri-Jules de Bourbon, auquel la Bruyère, comme cette phrase semble l'indiquer, avait soumis son Discours avant de le lire à l'Académie, était homme de goût, «< capable, » au besoin, «< de marquer aux écrivains le ridicule de leurs écrits, » comme le dit Bouhier dans une lettre déjà citée : voyez la Notice biographique, p. xcii.

2. Ces expressions ne se trouvent pas dans l'article du Mercure : il s'agit sans doute de quelque propos rapporté à la Bruyère.

3. C'est la seconde fois que la Bruyère parle des louanges excessives que contiennent les prologues d'opéras et les épîtres dédicatoires: voyez ci-dessus, p. 226, no 13. Fontenelle et Thomas Corneille avaient composé des prologues, remplis des louanges de Louis XIV, en tête de leurs opéras de Psyché (1678) et de Bellerophon (1679); Thomas Corneille et Visé, en tête de leur opéra de Circé (1675), et le second en tête de divers opéras, tels que les Amours de Vénus et d'Adonis (1670), les Amours du Soleil (1671), et le Mariage de Bacchus et d'Ariane (1672). Quant aux épîtres dédicatoires, tant de gens en publiaient que la remarque ne peut être une allusion personnelle. Fontenelle, je crois, n'en a pas composé qu'il ait signée de son nom. Thomas Corneille en avait mis à toutes ses comédies jusqu'en 1660, à toutes ses tragédies jusqu'en 1665; Visé à la plupart de ses romans; mais leurs épîtres n'ont rien, au milieu de tant d'autres, qui appelle l'attention. La Bruyère place-t-il dans les épîtres chargées « de louanges fades et outrées » celle du Dictionnaire de l'Académie, publiée la même année que cette préface? Elle

qu'elle ait ennuyé Théobalde. Je vois les temps, le public me permettra de le dire, où ce ne sera pas assez de l'approbation qu'il aura donnée à un ouvrage pour en faire la réputation, et que pour y mettre le dernier sceau, il sera nécessaire que de certaines gens le désapprouvent, qu'ils y aient bâillé.

Car voudroient-ils, présentement qu'ils ont reconnu que cette harangue a moins mal réussi dans le public qu'ils ne l'avoient espéré, qu'ils savent que deux libraires ont plaidé1 à qui l'imprimeroit, voudroient-ils désavouer leur goût et le jugement qu'ils en ont porté dans les premiers jours qu'elle fut prononcée? Me permettroient-ils de publier, ou seulement de soupçonner, une toute autre2 raison de l'âpre censure qu'ils en firent, que la persuasion où ils étoient qu'elle le méritoit3? On sait que cet homme, d'un nom et d'un mérite si distingué, avec qui j'eus l'honneur d'être reçu à l'Académie françoise*, prié, était de Charpentier, dont l'Académie avait préféré la plume à celle de Regnier Desmarais (voyez le tome V du Racine de M. Mesnard, p. 408). Malgré les compliments échangés dans la séance de réception, la Bruyère et Charpentier appartenaient à des camps ennemis. 1. L'instance étoit aux Requêtes de l'Hôtel. (Note de la Bruyère.) On lit dans la 10e édition, imprimée après la mort de la Bruyère : « L'instance étoit aux Requêtes du Palais. » La Bruyère était-il mal informé lorsqu'il écrivait la note; ou l'instance, engagée d'abord aux Requêtes de l'Hôtel, a-t-elle été portée ensuite aux Requêtes du Palais? Nous ne savons; nous avons vainement cherché, aux Archives, dans les sentences des Requêtes de l'Hôtel et dans celles des Requêtes du Palais, les documents qui doivent s'y trouver sur cette affaire. Les deux libraires étaient Michallet et Coignard, l'un libraire de la Bruyère, l'autre libraire de l'Académie, qui l'un et l'autre ont imprimé en 1693 le Discours de la Bruyère : voyez la Notice bibliographique, tome IV, p. 42.

2. Il y a bien : « toute autre, » dans les éditions originales. 3. VAR. (édit. 8): qu'elle la méritoit.

4. L'abbé J. B. Bignon (petit-fils du savant Jérôme Bignon), élu à l'Académie en place de Bussy Rabutin, et reçu le même jour que la Bruyère.

sollicité, persécuté de consentir à l'impression de sa harangue, par ceux mêmes qui vouloient supprimer la mienne et en éteindre la mémoire, leur résista toujours avec fermeté. Il leur dit qu'il ne pouvoit ni ne devoit approuver une distinction si odieuse qu'ils vouloient faire entre lui et moi; que la préférence qu'ils donnoient à son discours avec cette affectation et cet empressement qu'ils lui marquoient, bien loin de l'obliger, comme ils pouvoient le croire, lui faisoit au contraire une véritable peine; que deux discours également innocents, prononcés dans le même jour, doivent être imprimés dans le même temps. Il s'expliqua ensuite obligeamment, en public et en particulier, sur le violent chagrin qu'il ressentoit de ce que les deux auteurs de la gazette que j'ai cités avoient fait servir les louanges qu'il leur avoit plu de lui donner à un dessein formé de médire de moi, de mon discours et de mes Caractères1; et il me fit, sur cette satire injurieuse, des explications et des excuses qu'il ne me devoit point. Si donc on vouloit inférer de cette conduite des Théobaldes, qu'ils ont cru faussement avoir besoin de comparaisons et d'une harangue folle et décriée pour relever celle de mon collègue, ils doivent répondre, pour se laver de ce soupçon qui les déshonore, qu'ils ne sont

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1. « M. l'abbé Bignon, avait dit le Mercure,... fit un discours où l'on n'admira pas moins l'ordre, et la liaison ingénieuse de chaque matière*, que la beauté de l'expression et le tour agréable des pensées.... Quelle différence des deux discours qui ont été noncés en même jour, et des manières des deux nouveaux académiciens! M. l'abbé Bignon témoigne beaucoup de reconnoissance.... M. de la Bruyère se croit si digne du choix qu'on a fait de lui, que, etc... Voyez la reproduction de l'article dans notre tome IV, p. 103.

*Il faut se rappeler ici qu'il avait été dit et répété partout, et dans le Mercure particulièrement, que l'auteur des Caractères ne sapas faire une transition.

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