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Cet autre vient après un homme loué, applaudi, admiré, dont les vers volent en tous lieux et passent en proverbe, qui prime, qui règne sur la scène, qui s'est emparé de tout le théâtre. Il ne l'en dépossède pas, il est vrai; mais il s'y établit avec lui: le monde s'accoutume à en voir faire la comparaison. Quelques-uns ne souffrent pas que Corneille, le grand Corneille, lui soit préféré; quelques autres, qu'il lui soit égalé: ils en appellent à l'autre siècle; ils attendent la fin de quelques vieillards qui, touchés indifféremment de tout ce qui rappelle leurs premières années, n'aiment peut-être dans OEdipe que le souvenir de leur jeunesse 2.

Que dirai-je de ce personnage3 qui a fait parler si longtemps une envieuse critique et qui l'a fait taire; qu'on admire malgré soi, qui accable par le grand nombre et par l'éminence de ses talents? Orateur, historien, théologien, philosophe, d'une rare érudition, d'une plus rare éloquence, soit dans ses entretiens, soit dans ses écrits, soit dans la chaire; un défenseur de la religion,

1. Racine.

2. La tragédie d'ŒEdipe a été jouée en 1659. La Bruyère semble, au nom de ses amis, répondre au discours prononcé par Fontenelle à l'Académie le 5 mai 1691, jour de sa réception : « Je tiens par le bonheur de ma naissance, avait-il dit, à un grand nom, qui, dans la plus noble espèce des productions de l'esprit, efface tous les autres noms.... » Thomas Corneille avait eu plus de réserve dans son discours de réception, prononcé le 2 janvier 1685 : « Songez, Messieurs, avait-il dit en parlant de son frère, que lorsqu'un siècle a produit un homme aussi extraordinaire qu'il étoit, il arrive rarement que ce même siècle en produise d'autres capables de l'égaler. Il est vrai, ajoute-t-il, que celui où nous vivons est le siècle des miracles;... d'heureux génies.... se sont élevés avec tant de gloire, que tout ce qui a paru d'eux a été le charme de la cour et du public. Cependant, quand même l'on pourroit dire que quelqu'un l'eût surpassé, lui qu'on a mis tant de fois au-dessus des anciens, il seroit toujours très vrai que le théâtre françois lui doit tout l'éclat où nous le voyons. >>

3. Bossuet.

une lumière de l'Église, parlons d'avance le langage de la postérité, un Père de l'Église. Que n'est-il point? Nommez, Messieurs, une vertu qui ne soit pas la sienne.

Toucherai-je aussi votre dernier choix, si digne de vous'? Quelles choses vous furent dites dans la place où je me trouve! Je m'en souviens; et après ce que vous avez entendu, comment osé-je parler? comment daignezvous m'entendre? Avouons-le, on sent la force et l'ascendant de ce rare esprit, soit qu'il prêche de génie et sans préparation, soit qu'il prononce un discours étudié et oratoire, soit qu'il explique ses pensées dans la conversation toujours maître de l'oreille et du cœur de ceux qui l'écoutent, il ne leur permet pas d'envier ni tant d'élévation, ni tant de facilité, de délicatesse, de politesse. On est assez heureux de l'entendre, de sentir ce qu'il dit, et comme il le dit; on doit être content de soi, si l'on emporte ses réflexions et si l'on en profite. Quelle grande acquisition avez-vous faite en cet homme illustre! A qui m'associez-vous !

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Je voudrois, Messieurs, moins pressé par le temps et par les bienséances qui mettent des bornes à ce discours, pouvoir louer chacun de ceux qui composent cette Académie par des endroits encore plus marqués et par de plus vives expressions. Toutes les sortes de talents que l'on voit répandus parmi les hommes se trouvent partagés entre vous. Veut-on de diserts orateurs, qui aient semé dans la chaire toutes les fleurs de l'éloquence, qui avec une saine morale, aient employé tous les tours et toutes les finesses de la langue, qui plaisent par un beau choix de paroles, qui fassent aimer les solennités, les temples, qui y fassent courir? qu'on ne les cherche pas

1. Fénelon, reçu le 31 mars 1693.

2. Les participes répandus et partagés s'accordent ainsi avec ta- : lents dans les éditions originales.

ailleurs, ils sont parmi vous1. Admire-t-on une vaste et profonde littérature qui aille fouiller dans les archives de l'antiquité pour en retirer des choses ensevelies dans l'oubli, échappées aux esprits les plus curieux, ignorées des autres hommes; une mémoire, une méthode, une précision à ne pouvoir dans ces recherches s'égarer d'une seule année, quelquefois d'un seul jour sur tant de siècles? cette doctrine admirable, vous la possédez; elle est du moins en quelques-uns de ceux qui forment cette savante assemblée'. Si l'on est curieux du don des langues, joint au double talent de savoir avec exactitude les choses anciennes, et de narrer celles qui sont nouvelles avec autant de simplicité que de vérité, des qualités si rares ne vous manquent pas et sont réunies en un même sujet3. Si l'on cherche des hommes habiles, pleins d'esprit et d'expérience, qui, par le privilége de leurs emplois, fassent parler le Prince avec dignité et avec justesse; d'autres qui placent heureusement et avec succès, dans les négociations les plus délicates, les talents qu'ils ont de bien parler et de bien écrire"; d'autres encore qui prêtent leurs soins et leur vigilance aux affaires publiques, après les avoir employés aux judiciaires, toujours avec une égale réputation: tous se trou

1. Bossuet, Fénelon, Fléchier, et peut-être aussi l'archevêque de Paris, François de Harlay.

2. Hors Daniel Huet, évêque d'Avranches, et peut-être Renaudot, nous ne savons à qui peut s'adresser ce compliment.

3. Eusèbe Renaudot (1646-1720), qui savait l'arabe, le syriaque et le copte, préparait depuis longtemps les ouvrages qu'il a laissés sur les origines de l'histoire ecclésiastique, et rédigeait la Gazette de France.

4. Allusion à Toussaint Rose, secrétaire du cabinet du Roi. — SaintSimon a aussi loué en lui la dignité et la justesse avec laquelle il faisait parler le Roi: voyez ses Mémoires, édition Boislisle, tome VIII, P. 22.

5. Le cardinal d'Estrées, le comte de Crécy, François de Callières. 6. Bergeret, ancien avocat genéral à Metz, qui était alors se

vent au milieu de vous, et je souffre à ne les pas nom

mer.

Si vous aimez le savoir joint à l'éloquence, vous n'attendrez pas longtemps : réservez seulement toute votre attention pour celui qui parlera après moi1. Que vous manque-t-il enfin? vous avez des écrivains habiles en l'une et en l'autre oraison; des poëtes en tout genre de poésies, soit morales, soit chrétiennes, soit héroïques, soit galantes et enjouées ; des imitateurs des anciens3; des critiques austères*; des esprits fins, délicats, subtils, ingénieux, propres à briller dans les conversations et dans les cercles. Encore une fois, à quels hommes, à quels grands sujets m'associez-vous !

Mais avec qui daignez-vous aujourd'hui me recevoir ? Après qui vous fais-je ce public remerciement? Il ne doit pas néanmoins, cet homme si louable et si modeste, appréhender que je le loue si proche de moi, il auroit autant de facilité que de disposition à m'interrompre. Je vous demanderai plus volontiers: A qui me faites-vous succéder? A un homme qui avoit de la vertu7.

crétaire du cabinet du Roi et premier commis de Colbert de Croissy.

1. François Charpentier (1620-1702), membre de l'Académie française et de l'Académie des inscriptions, auteur d'une Vie de Socrate (1650), d'une traduction de la Cyropédie de Xénophon (1659), etc. Il répondit à la Bruyère, comme doyen de l'Académie, en l'absence du directeur et du chancelier: voyez le Mercure, p. 282.

2. Thomas Corneille, Segrais, Regnier Desmarais, Boyer, Ch. Per- . rault, Testu de Mauroy, Fontenelle, Pavillon.

3. Fontenelle, qui pouvait encore se ranger parmi les poëtes, et de plus parmi les «< esprits fins » dont il est parlé à la ligne suivante. 4. L'abbé Gallois sans doute, qui avait rédigé le Journal des Savants de 1665 à 1674.

5. Avec l'abbé Bignon.

6. Les récipiendaires prenaient place, pendant la séance, à l'une des extrémités de la table de l'Académie.

7. Les mots imprimés ici en capitales, comme dans les éditions 8 30

LA BRUYÈRE. III.

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Quelquefois, Messieurs, il arrive que ceux qui vous doivent les louanges des illustres morts dont ils remplissent la place, hésitent, partagés entre plusieurs choses qui méritent également qu'on les relève. Vous aviez choisi en M. l'abbé de la Chambre un homme si pieux, si tendre, si charitable, si louable par le cœur, qui avoit des mœurs si sages et si chrétiennes, qui étoit si touché de religion, si attaché à ses devoirs, qu'une de ses moindres qualités étoit de bien écrire. De solides vertus, qu'on voudroit célébrer, font passer légèrement sur son érudition ou sur son éloquence; on estime encore plus sa vie et sa conduite que ses ouvrages. Je préférerois en effet de prononcer le discours funèbre de celui à qui je succède, plutôt que de me borner à un simple éloge de son esprit. Le mérite en lui n'étoit pas une chose acquise, mais un patrimoine, un bien héréditaire, si du moins il en faut juger par le choix de celui qui avoit livré son cœur, sa confiance, toute sa personne, à cette famille, qui l'avoit rendue comme votre alliée, puisqu'on peut dire qu'il l'avoit adoptée, et qu'il l'avoit mise avec l'Académie françoise sous sa protection.

Je parle du chancelier Seguier1. On s'en souvient comme

19 des Caractères, sont imprimés en romain dans l'édition Coignard et dans l'édition Michallet. Il s'agit de Pierre Cureau de la Chambre, docteur en théologie, curé de la paroisse de SaintBarthélemy, fils de l'auteur des Charactères des passions, Marin Cureau de la Chambre. Il avait été reçu à l'Académie à la place de Racan, le 24 mars 1670, quoiqu'il n'eût jamais rien écrit, et il était mort en avril 1693, ne laissant que quelques sermons et trois discours prononcés à l'Académie.

1. Le chancelier Seguier avait le titre de protecteur de l'Académie française. Il s'était attaché, comme médecin et comme homme de lettres, le père de l'abbé de la Chambre, qui avait été, lui aussi, membre de l'Académie française, et était mort le 29 novembre 1669, fort peu de temps avant la réception de son fils. Celui-ci, dans son discours de réception, attribue son élection au duc de Coislin,

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