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profondément; il ronfle en compagnie. Il occupe à table et à la promenade plus de place qu'un autre ; il tient le milieu en se promenant avec ses égaux ; il s'arrête, et l'on s'arrête; il continue de marcher, et l'on marche; tous se règlent sur lui: il interrompt, il redresse ceux qui ont la parole; on ne l'interrompt pas, on l'écoute aussi longtemps qu'il veut parler; on est de son avis, on croit les nouvelles qu'il débite. S'il s'assied, vous le voyez s'enfoncer dans un fauteuil, croiser les jambes l'une sur l'autre, froncer le sourcil, abaisser son chapeau sur ses yeux, ou le relever ensuite et découvrir son front par fierté et par audace. Il est enjoué, grand rieur, impatient, présomptueux, colère, libertin, politique, mystérieux sur les affaires du temps; il se croit des talents et de l'esprit : il est riche » (1). (LA BRUYÈRE.)

Le pauvre.

Phédon a les yeux creux, le teint échauffé, le corps sec et le visage maigre; il dort peu et d'un sommeil fort léger; il est abstrait, rêveur, et il a avec de l'esprit l'air d'un stupide; il oublie de dire ce qu'il sait ou de parler d'événements qui lui sont connus, et, s'il le fait quelquefois, il s'en tire

(1) Il est encore un défaut ou plutôt un vice que La Bruyère a omis de mentionner ici : je veux parler de l'égoïsme de l'opulence, de sa froideur pour les malheureux. On ne voit en effet que trop souvent la fortune et le rang tuer le cœur; ce n'est pas que dans cette position la sensibilité soit complétement éteinte, mais elle quitte ordinairement les entrailles, et n'est plus que dans le langage.

mal; il croit peser à ceux à qui il parle; il raconte brièvement, mais froidement; il ne se fait pas écouter, il ne fait point rire; il applaudit, il sourit à ce que les autres lui disent, il est de leur avis: il court, il vole pour leur rendre de petits services; il est complaisant, flatteur, empressé; il est mystérieux sur ses affaires, quelquefois menteur; il est superstitieux, scrupuleux, timide; il marche doucement et légèrement; il semble craindre de fouler la terre; il marche les yeux baissés, et il n'ose les lever sur ceux qui passent; il n'est jamais du nombre de ceux qui forment un cercle pour discourir; il se met derrière celui qui parle, recueille furtivement ce qui se dit, et il se retire si on le regarde. Il n'occupe point de lieu, il ne tient point de place; il va les épaules serrées, le chapeau abaissé sur ses yeux pour n'être point vu; il se replie et se renferme dans son manteau; il n'y a point de rues ni de galeries si embarrassées et si remplies de monde où il ne trouve moyen de passer sans effort, et de se couler sans être aperçu ; si on le prie de s'asseoir, il se met à peine sur le bord d'un siége; il parle bas dans la conversation, et il articule mal; libre néanmoins sur les affaires publiques, chagrin contre le siècle, médiocrement prévenu des ministres et du ministère (1), il n'ouvre la bouche que pour répon

(1) Pour compléter ce tableau, ajoutons-y quelques traits empruntés à un des plus grands peintres de mœurs de l'antiquité :

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Semper in civitate, quis opes nullæ sunt, bonis invident, malos extollunt; vetera odere, nova exoptant; odio suarum rerum mutari omnia student; turba atque seditionibus sine cura aluntur, quoniam egestas facile habetur sine damno.»

«Dans un État, ceux qui ne possèdent rien portent toujours en

dre; il tousse, il se mouche sous son chapeau; il crache presque sur soi, et il attend qu'il soit seul pour éternuer, ou, si cela lui arrivé, c'est à l'insu de la compagnie; il n'en coûte à personne ni salut, ni compliment: il est pauvre. » (Le même.)

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Les bourgeois de Paris comparés à leurs ancêtres.

« Les empereurs n'ont jamais triomphé à Rome si mollement, si commodément, ni si sûrement même, contre le vent, la pluie, la poudre et le soleil, que le bourgeois sait, à Paris, se faire mener par toute la ville. Quelle distance de cet usage à la mule de leurs ancêtres! Ils ne savaient point encore se priver du nécessaire pour avoir le superflu, ni préférer le faste aux choses utiles: on ne les voyait point s'éclairer avec des bougies, et se chauffer à un petit feu; la cire était pour l'autel et pour le Louvre. Ils ne sortaient point d'un mauvais diner pour monter dans leur carrosse; ils se persuadaient que l'homme avait des jambes pour marcher, et ils marchaient. Ils se conservaient propres quand il faisait sec, et, dans un temps humide, ils gâtaient leur chaussure, aussi peu embarrassés de franchir les rues et les earrefours que les chasseurs de traverser un guéret, ou le soldat de se mouiller dans une tranchée: on n'avait pas encore imaginé d'atteler deux hommes

vie aux gens de bien, vantent les méchants, détestent l'ancien ordre de choses, en désirent un nouveau; dans leur haine pour leur position, ils s'efforcent de tout changer, et ne rêvent froidement que troubles et séditions, parce que la pauvreté n'a rien à perdre. (SALLESTE, Conjuration de Catilina, chap. 37.)

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à une litière; il y avait même plusieurs magistrats qui allaient à pied à la chambre ou aux enquêtes, d'aussi bonne grâce qu'Auguste autrefois allait de son pied au Capitole. L'étain, dans ce temps, brillait sur les tables et sur les buffets, comme le fer et le cuivre dans les foyers; l'argent et l'or étaient dans les coffres. Les femmes se faisaient servir par des femmes; on mettait celles-ci jusqu'à la cuisine. Les beaux noms de gouverneurs et de gouvernantes n'étaient pas inconnus à nos pères: ils savaient à qui l'on confiait les enfants des rois et des plus grands princes; mais ils partageaient le service de leurs domestiques avec leurs enfants, contents de veiller eux-mêmes immédiatement à leur éducation. Ils comptaient en toutes choses avec eux-mêmes : leur dépense était proportionnée à leur recette; leurs livrées, leurs équipages, leurs meubles, leur table, leur maison de la ville et de la campagne, tout était mesuré sur leurs rentes et sur leur condition. Il y avait entre eux des distinctions extérieures qui empêchaient qu'on ne prît la femme du praticien pour celle du magistrat, et le roturier ou le simple valet pour le gentilhomme. Moins appliqués à dissiper ou à grossir leur patrimoine qu'à le maintenir, ils le laissaient entier à leurs héritiers, et passaient ainsi d'une vie modérée à une mort tranquille. Ils ne disaient point: Le siècle est dur, la misère est grande, l'argent est rare ; ils en avaient moins que nous, et en avaient assez, plus riches par leur économie et par leur modestie que de leurs revenus et de leurs domaines. Enfin, on était alors pénétré de cette maxime, que ce qui est dans les

grands splendeur, somptuosité, magnificence, est dissipation, folie, ineptie, dans le particulier. >> (Le même.)

Des Professions.

L'étude des professions n'est pas moins utile que celle des différentes positions sociales qui viennent d'être passées en revue; il est impossible, en effet, que nos occupations de chaque jour n'aient pas quelque influence sur notre caractère et sur nos déterminations morales.

Les pathologistes qui ont étudié l'influence des professions sur le développement de certaines maladies, ont généralement adopté la classification suivante: 1o professions qui n'exercent que l'esprit, 2o professions qui n'exercent que le corps, 3° professions qui exercent à la fois le corps et l'esprit. Je crois devoir préférer ici une autre division, moins simple il est vrai, mais qui montre peut-être mieux les hommes dans les diverses positions, dans les différentes occupations de la société. On y voit, en quelque sorte, chacun prendre l'allure, le ton, le langage, les manières et l'esprit de la classe à laquelle il appartient. Ce sont les membres d'un tout qui représente l'état actuel de notre civilisation, et qui rappelle ce que l'ordre établi nous montre journellement. Cette nouvelle classification me paraît surtout avoir l'avantage de rapprocher les individus dont les professions offrent entre elles quelque analogie. En voici le tableau synoptique.

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