Page images
PDF
EPUB

CHAPITRE XVII.

MANIE DE LA MUSIQUE.

On a dit et répété que la musique pouvait bien constituer un goût vif et prononcé chez beaucoup d'individus, mais qu'elle ne saurait jamais aller jusqu'à la passion : c'est une erreur dont l'observation la moins attentive suffira pour faire justice. Pour ma part, j'ai déjà rencontré plusieurs mélomanes, véritablement dignes de ce nom, qui ne voyaient et ne rêvaient que musique, qui se sont ruinés pour la musique, et qui, au moment de mourir, ne regrettaient autre chose qu'une œuvre musicale qui allait rester inachevée. Tel fut, entre autres, le célèbre Choron (1), dont j'ai été longtemps le médecin et l'ami.

(1) Choron (Alexandre-Étienne), né à Caen le 21 octobre 1771, mort à Paris le 28 juin 1833. Cet homme extraordinaire, qui n'a pas encore été remplacé, et qui ne le sera peut-être pas de longtemps, fut successivement l'un des premiers sujets de l'École polytechnique, suppléant de Monge à l'École normale, professeur d'hébreu au Collège de France, instituteur primaire, membre correspondant de l'Institut, maître de chapelle, directeur de l'Opéra, puis enfin fondateur et directeur de l'École royale de musique religieuse et classique, d'où sont sortis tant d'élèves renommés : Monpou, Dietsch, Nicou-Choron, Scudo, Jansenne, Molinier, Guerrier, Saint-Germain, de Lagatine, Wartel, Valiquet, Marié, le célèbre Duprez, à qui il disait souvent: «Tu seras un jour le premier chanteur de France, si tu ne vas pas brailler à l'Opéra ; •

Doué d'une constitution bilioso-nerveuse, Choron augmenta son irritabilité naturelle en s'occupant de musique pendant plus des trois quarts de sa vie : aussi n'était-il jamais en repos. Son intelligence bouillonnait sans cesse; sa langue se refusait, en quelque sorte, à rendre le trop plein de sa pensée, et le mouvement perpétuel se trouvait dans ses doigts, et encore plus dans ses yeux, où venaient se peindre les moindres sensations.

Nuit et jour une idée, une seule idée fermentait dans cette tête d'artiste : c'était d'arrêter le débordement de la musique de brouhaha et de fioriture,

enfin, la jeune Rachel, qu'il prédisait ne devoir jamais faire autre chose qu'une actrice.

Voici son épitaphe, composée par lui-même sur son lit de mort; il me la remit en me disant : « Avant-hier, j'ai fait mon testament; hier, j'ai reçu les sacrements; aujourd'hui, j'ai composé mon épitaphe. La voici ; je vous la remets, et la recommande à votre bienveillance, s'il y a lieu. Je l'ai faite, parce que j'ai pour principe qu'il vaut mieux faire ses affaires que de les laisser faire aux autres. Du reste, je défie qui que ce soit d'y trouver un mot qui blesse la vérité. »

Alexander Stephanus

CHORON,

E Valesio oriundus,

Natus Cadomi, die xx1 octobris 1771,

Litteris, bonis artibus ac scientiis accurate et feliciter studiit,

Sed musicam sacram et didacticam

Præsertim excoluit,

Religioni atque publicæ utilitati

Præcipue consulens.

Bonis et bono totus intentus et favens,

Se ipsum ac sua prorsus abnegavit.

Quam multa ad nimium artis damnum imperfecta relinquens,
Varis publicis muneribus functus,

Obiit, die.

ORATE PRO EQ

pour la ramener à son élément primitif, qui est la simplicité, la vérité, la nature. Pour parvenir à ce but, il sacrifia tout, son temps, sa fortune, sa santé, et jusqu'au bien-être de sa famille.

C'était surtout à sa classe de trois heures que Choron laissait échapper tout son génie, et qu'il mettait à découvert l'originalité de son caractère, avec toute la vivacité de la passion qui le dominait. Écoutons un de ses plus assidus et de ses plus judicieux admirateurs: «Quiconque, dit M. Laurentie, n'a pas vu Choron à sa classe de trois heures, ne sait rien de ce professeur extraordinaire. Le voilà, un diapason à la main, dans sa chaire, en présence de cent élèves: il frappe le la, il prend le ton, il donne le signal, tout le monde part. Cela va bien ! point du tout: Choron trépigne, il frappe du pied et de la main, il ébranle sa chaire, il cherche de son œil en feu un malheureux élève qui braillait à tue-tête, croyant faire mieux qu'un autre. Il découvre le coupable, il le nomme, il lui jette au nez sa petite calotte rouge, avec des injures et des quolibets; puis il finit par cette effroyable réprimande, dite avec une voix désespérante et courroucée : Tu chantes comme au Conservatoire ! On eût dit un coup de tonnerre tombé sur la salle; mais, le rire se mêlant à la stupeur, ce ne fut pas longtemps sérieux. Un moment après, Choron ramassait sa calotte, et caressait le pauvre enfant.

« Encore le la. Mais cette fois Choron fait un préliminaire sur le morceau qu'on va dire; il expose la pensée du maître. Cette pensée, il l'a cherchée, il l'a devinée, il la tient: rien n'est plus clair.

Encore le la et le ton. On part de nouveau. Cela va bien cette fois; Choron crie de toutes ses forces: Bien! bien! bien! Vous croyez que le morceau est emporté. Mais voici son regard qui s'allume: Ce n'est pas ça! je me suis trompe, s'écrie-t-il. Silence dans toute la salle à cette parole du maître.

« Alors il reprend le morceau, il médite une minute: Je m'étais trompé, répète-t-il. Voici la pensée qu'il faut rendre ! et il dit cette pensée : il la dit avec entraînement, avec conviction, avec éloquence. Quelquefois la parole lui manque ; alors il chante; sa voix est brisée, mais elle est saisissante. A son chant d'une mesure, il fait succéder une leçon de philosophie, une vue morale, un trait d'esprit, une épigramme, un éclat de rire, un cri de douleur, une observation d'artiste, une pointe de musicien, ét cela tout à la fois : vous n'avez pas le temps de respirer!

« Allons, messieurs, le la. Silence! » Choron redit la pensée principale. C'est bien elle; la voilà! Encore le la. Y êtes-vous? Choron reprend ses méditations de philosophe, de poëte, d'artiste, de maitre d'écolé: c'est un mélange de gravité et de bouffonnerie, devant lequel on se tient immobile de surprise. On ne sait s'il faut rire, on ne sait s'il faut admirer; mais cela est nouveau, cela est étrange, cela est saisissant: c'est un spectacle.

<< Toujours le la. On part enfin. Voici la pensée qui se déroule; voici le flot qui marche; voici l'œuvre qui se développe; voici le génie trouvé, exposé, établi dans toutes ses magnificences. Suivez l'œil de Choron, si vous pouvez; suivez ses émotions; sui

vez la mobilité de son visage, de ses traits, de tout son être: il pleure, il rit, il chante, il crie, il saute, il frappe des mains, il applaudit, il s'applaudit, il se loue, il loue tout le monde, l'auteur, les maîtres, les enfants : le morceau est trouvé ! »

A cette classe de trois heures, si fidèlement décrite qu'on croirait y assister encore, Choron oubliait ses ennuis et ses chagrins. Il venait de perdre en huit jours deux jeunes enfants, des suites de la rougeole la douleur était peinte sur ses traits; il se pressait la poitrine, il se frappait le front, assurant à M. Martin de Noirlieu qu'il ne se consolerait jamais de cet affreux malheur. Tout à coup il entend sonner trois heures. «Trois heures! s'écrie-t-il avec sa vivacité ordinaire; c'est l'heure de ma classe; il y a temps pour tout. » Puis, frappant son diapason, il l'approche de son oreille, et se dirige vers la classe en répétant la la la la! Ce fut une de ses meilleures et de ses plus brillantes leçons !

L'estime de Choron pour les grandes célébrités en tous genres ne se mesurait guère que sur leur talent musical, ou sur ce qu'ils avaient pu faire pour l'art qu'il idolâtrait. «Savez-vous, me demandait-il un jour, quel est, de tous les Pères de l'Église, celui que j'aime le plus? - Saint Augustin, lui répondis-je. Non, reprit-il vivement c'est saint Jean de Damas, parce que c'est lui qui a donné la meilleure, ou plutôt la seule définition de la musique. Retenez bien ce que dit saint Jean de Damas : « La musique est une suite de sons qui s'appellent... » Qui s'appellent, répétait-il laissant la main sur son

« PreviousContinue »