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toutes provenir d'un désir insatiable. Il ajoute qu'elles font sortir le corps de l'état de santé.

Descartes les considère comme des mouvements produits par les esprits vitaux émanés de la glande pinéale (siége de l'âme, selon lui), et qui viennent diversement agiter toutes les parties du corps humain.

Le plaisir nous émeut agréablement : nous nous portons vers lui; la douleur produit sur nous un effet contraire: nous la fuyons. Cette attraction et cette répulsion ont été appelées mouvements de l'âme, non que l'âme puisse changer de place (un être immatériel n'occupant pas de lieu), mais seulement pour indiquer que, dans son amour et dans son aversion, l'àme s'unit avec les objets ou s'en sépare, de même que le corps s'en approche ou s'en éloigne. D'après ces considérations, Bossuet et d'autres moralistes chrétiens définissent les passions, « des mouvements de l'âme, qui, touchée du plaisir ou de la douleur ressentie ou imaginée dans un objet, le poursuit ou s'en éloigne. »>

Selon Gall et Spurzheim, les noms d'affection et de passion ne conviennent nullement aux facultés primitives de l'âme; le premier devant s'appliquer uniquement aux modifications que présentent les facultés, et le second, à l'excès de leur activité. Ainsi l'affection ne serait qu'un mode de qualité, la passion qu'un mode de quantité.

Certains moralistes ont confondu les affections et les passions; d'autres ont cru devoir rassembler, sous le titre de passions, une foule de travers d'esprit habituels, et jusqu'à des caprices aussi futiles

que passagers. La plupart, cependant, ont réservé le nom d'affections aux sentiments en quelque sorte passifs, tels que la tristesse, le chagrin, la crainte; et ils ont seulement qualifié de passions les sentiments éminemment actifs, tels que l'amour, la haine, la colère, l'ambition.

Quelques savants médecins prétendent que le besoin d'exercer les facultés de l'intelligence peut bien donner naissance à des goûts très-vifs, tels que ceux de la poésie, de la peinture, de la musique; mais que ces goûts ne sont jamais poussés jusqu'à la passion. Malgré mon respect pour leur autorité, je ne puis admettre une opinion que des faits assez multipliés m'ont paru détruire complétement : j'ai eu maintes occasions de voir des peintres, des poëtes, et surtout des musiciens, qui montraient pour leur art un penchant, un goût, une ardeur qui allait jusqu'à l'extravagance, jusqu'à une véritable et violente monomanie, terminaison funeste et malheureusement trop fréquente des grandes passions.

Ce désaccord qui règne entre les écrivains sur l'acception que doit avoir le mot passion, provient bien certainement de ce que son étymologie lui donne un sens trop vague et même illimité. En effet, qui dit passion, dit souffrance, d'où il suivrait que toute émotion éprouvée serait une pas

sion.

Pour faire cesser une pareille confusion, il est nécessaire de restreindre la signification de ce mot, et de bien préciser le sens qu'il doit avoir. Sans cela, l'un dira que les passions sont bonnes; un autre,

qu'elles sont toujours mauvaises; un troisième, qu'elles ne sont en elles-mêmes ni bonnes ni mauvaises, et que leur qualité dépend de l'usage qu'on en fait. «Toutes nos passions, dit Rousseau, sont bonnes quand on en reste le maître; toutes sont mauvaises quand on s'y laisse assujettir. »

Avant d'indiquer la définition à laquelle je m'arrête, je crois devoir présenter succinctement quelques considérations, dans le double but de justifier ma préférence, et de dissiper l'obscurité répandue sur ce point fondamental de la science.

L'homme est un être essentiellement actif, sollicité à l'action tantôt par des impulsions intérieures, tantôt par des impressions venues du dehors et transmises à l'âme par les sens. De ces impulsions et de ces impressions résultent pour lui des besoins nombreux, mobiles de tous ses actes. L'animal et l'enfant obéissent immédiatement à la stimulation du besoin; l'homme, j'entends ici l'homme complet, n'agit, ne satisfait ce besoin qu'après avoir jugé s'il peut ou s'il doit le satisfaire. L'homme est donc conduit par deux guides, le besoin et la raison : l'un, qui le sollicite et le pousse; l'autre, qui l'éclaire et le retient. Aussi la vie humaine n'est-elle, comme nous l'avons déjà vu, qu'une lutte presque continuelle entre le devoir et le besoin. Ajoutons que tout besoin trop violemment senti provoque en nous un désir d'une égale violence; que ce désir, s'il n'est immédiatement réprimé ou modéré, nous fait presque toujours agir contre notre devoir, notre intérêt même : et nous comprendrons que la science la plus utile est sans contredit celle qui nous apprend à mettre

constamment nos besoins en harmonie avec nos devoirs.

Voyons maintenant la distinction qu'il faut établir entre les passions, les émotions, les sentiments, les affections, les vertus et les vices.

Les passions me semblent d'abord pouvoir être définies des besoins déréglés, qui, en général, commencent par nous séduire, et finissent par nous tyranniser.

Les émotions sont des excitations plus ou moins vives de notre sensibilité; elles sont agréables ou pénibles. Dans les deux cas, elles peuvent aller jusqu'à briser les ressorts de l'organisme; elles agissent alors à la manière des passions violentes, et deviennent même, par l'habitude, de véritables passions : aussi un moraliste judicieux, M. de Lévis, a-t-il remarqué que «de tous les besoins factices, le plus dangereux est celui des émotions. »

Les mots sensations, sentiments, perceptions, désignent également les impressions que les objets font sur l'âme, avec cette distinction, généralement admise, que la sensation s'arrête aux sens, que le sentiment va au cœur, et que la perception s'adresse à l'intelligence. Tous les trois déterminent en nous des ébranlements nerveux, des émotions de plaisir et de joie, de douleur et de tristesse, sources premières de nos passions.

De même que le mot sentiment, celui d'affection (dérivé du verbe afficere, toucher, faire impression) indique simplement un mode de sentir, une manière quelconque d'être affecté. L'affection, dont le caractère habituel est une douce activité, susceptible de

divers degrés, se métamorphose en ardeur, en impétuosité, en déraison, en passion. Chez la femme mère surtout, il n'est pas rare de voir l'affection portée jusqu'au dévouement, sorte de consécration qui la fait s'oublier elle-même pour se sacrifier tout entière à l'être qui lui doit la vie.

Généralement parlant, on donne le nom de vice à la dégradation de nos actes, et celui de vertu à leur perfection. Nous verrons ailleurs que les progrès du vice sont infiniment plus rapides que ceux de la vertu, et que son habitude est également beaucoup plus forte et plus tenace.

Considérée sous le point de vue social, la vertu est une préférence habituelle de l'intérêt général à l'intérêt particulier. Cette préférence généreuse ne s'acquiert pas sans livrer de nombreux combats à notre égoïsme; elle atteste la force de l'âme, et c'est précisément pour cela qu'elle mérite le nom de vertu (1). Elle devient tous les jours de plus en plus rare dans nos sociétés modernes.

(1) Point de vertu sans combat, dit Rousseau. Le mot de vertu vient de force; la force est la base de toute vertu. La vertu n'appartient qu'à un être faible par sa nature, et fort par sa volonté ; c'est en cela seul que consiste le mérite de l'homme juste; et quoique nous appelions Dieu bon, nous ne l'appelons pas vertueux, parce qu'il n'a pas besoin d'effort pour bien faire. » Le vieux Montaigne, que Rousseau ne fait souvent que paraphraser, avait dit avant l'au. teur d'Émile: «Il semble que le nom de la vertu presuppose de la difficulté et du contraste, et qu'elle ne peult s'exercer sans partie. C'est à l'adventure pourquoy nous nommons Dieu bon, fort, et liberal et iuste; mais nous ne le nommons pas vertueux: ses operations sont toutes naïfves et sans effort. » (Essais, liv. 11, e. 11.) Bossuet définit la vertu ; une habitude de vivre selon la raison; puis il ajoute la vertu, quelque forte qu'elle nous paraisse, n'est pas

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