Page images
PDF
EPUB

Le vrai, selon la définition de Bossuet, est ce qui est. Le bon est le vrai passant à l'acte : nulle action n'est bonne à nos yeux que parce qu'elle exprime primitivement, pour l'entendement, un rapport vrai, qui crée pour la volonté l'obligation morale; et le beau, selon la définition de Platon, est l'éclat du vrai et du bon.

L'appétit de la science témoigne de notre amour du vrai, comme les joies que nous trouvons dans l'accomplissement du devoir témoignent de notre amour du bon; enfin, le plaisir que nous prenons au récit des actions héroïques, à la contemplation des chefs-d'œuvre de l'art ou des beautés de la nature, témoigne de notre amour du beau, du besoin d'admiration que nous avons pour lui.

L'espérance, qui agrandit la sphère des désirs de l'homme, doit être comptée aussi parmi les besoins intellectuels. Dans les affaires de ce monde, l'homme qui pèche par défaut d'espérance ne conçoit aucun projet, ne se mêle à aucune entreprise, ne médite aucune des grandes conceptions du génie. Celui qui en a trop se livre, au contraire, à de folles spéculations, aux jeux de hasard, ainsi qu'à tous les rêves de l'ambition. Entre ces deux écueils se tient la sagesse, qui, pour n'ètre pas trompée dans son attente, ne néglige aucun des éléments qui peuvent rendre les succès plus certains.

Mais l'homme ne vit pas seulement de la vie présente il a besoin de croire à un monde meilleur, et il s'y transporte sur l'aile de l'espérance.

Foi, espérance, charité, trois besoins dont le christianisme fait ses trois principales vertus!

Le merveilleux est donc l'un des besoins intellectuels de l'homme: il lui a été donné avec cette immensité de désirs que toutes les magnificences de la terre ne sauraient combler. En vain voudrait-on nier ce penchant pour le surnaturel, il subsiste, parce qu'il est providentiel : les passions en abusent sans doute, mais la religion chrétienne l'ennoblit et le réalise en Dieu, qui seul est et le vrai, et le bien, et le beau.

De même que les besoins animaux et sociaux, les besoins intellectuels doivent être contenus dans de justes bornes, si l'on ne veut les voir dégénérer en véritables passions. Ainsi, le goût de la poésie, de la musique et de la peinture, celui des sciences philosophiques et mathématiques, lorsqu'ils sont poussés trop loin, font sans doute des hommes d'un talent supérieur, mais trop souvent aussi des êtres évaporés, distraits, rêveurs, et, pour ainsi dire, sans aucune valeur morale, parce que, absorbés continuellement par les conceptions de leur imagination, leurs inspirations artistiques, leurs inductions ou leurs interminables calculs, ils négligent leurs propres intérêts, les devoirs qu'ils ont envers leur famille, et altèrent leur santé par un genre de vie aussi bizarre qu'irrégulier. L'ordre lui-même, lorsqu'il est excessif, dégénère en une monomanie qui simule parfois l'avarice; je l'ai vu conduire au suicide. Si son absence décèle un homme incomplet, un brouillon, son excès devient chez certaines personnes un besoin tellement impérieux, que le moindre dérangement, qu'un simple manque de symétrie, suffit pour les mettre hors d'elles-mêmes, et les porter aux

actes les plus extravagants. C'est à l'activité de ce besoin qu'il faut rapporter la manie des collections, manie si répandue au temps de La Bruyère, et dont nous voyons encore des types curieux, dans le bibliomane dérobant l'elzévir qui lui manque, et dans l'amateur de papillons qui délaisse sa femme et ses enfants, pour aller au delà des mers chercher une espèce qu'il n'a pas, et cela parce que sa vue ne saurait supporter le vide affreux qui dépare un de ses tiroirs ou de ses cadres.

Il est un dernier besoin, émanant tout à la fois du sentiment et de l'intelligence, qui sert à régulariser tous les autres, et qui les rapporte à leur divin auteur : c'est le sentiment de vénération, qui se manifeste par la foi pratique, dont l'absence totale constitue l'indifférence ou l'impiété, et dont l'abus ou l'excès peut conduire à l'idolâtrie et à la superstition. Ajoutons que l'impiété, aussi bien que la superstition, est susceptible de s'exalter jusqu'au fanatisme, et de se terminer par l'aliénation mentale.

Je terminerai cet exposé de ma théorie par l'énoncé des propositions suivantes, qui la résument:

1o Les besoins animaux peuvent se rapporter aux instincts, les besoins sociaux aux sentiments, les besoins intellectuels aux facultés de l'esprit.

2o A ces trois classes de besoins correspondent trois classes de passions et trois classes de devoirs : des passions animales, des passions sociales, des passions intellectuelles; des devoirs animaux, des devoirs sociaux, des devoirs intellectuels.

3o Nos devoirs, comme nos besoins, ne sont pas toujours simples; ils se compliquent même très-fré

quemment ; souvent aussi il arrive qu'ils se trouvent en opposition entre eux : dans ce cas, l'on doit obéir au plus noble, c'est-à-dire à celui dont l'objet est le plus important.

4 Tous nos besoins sont intrinsèquement bons; nos passions seules sont mauvaises : elles ne nuisent pas moins aux individus qu'aux nations, dont elles troublent et abrégent l'existence.

5o Pour que nos besoins restent bons, il faut qu'ils soient tous satisfaits d'une manière harmonique, et dans les limites du devoir; autrement ils dégénèrent en passions, et nous conduisent à notre perte.

6o La limite qui sépare le besoin de la passion, le bien du mal, n'est qu'une simple ligne cette ligne, c'est celle du devoir. A droite et à gauche sont deux abîmes d'autant plus dangereux que leur pente est agréable et presque insensible. Une fois tombé dans le précipice, le lâche y reste; l'homme de cœur se relève, et parvient à en sortir. En tombant, l'homme fait preuve de faiblesse; en se relevant de sa chute, il fait preuve de vertu.

་་་་་་་་་

CHAPITRE III.

Du Siége des Passions.

Si les passions ont un siége, il ne saurait être exclusivement dans l'âme ou dans le corps.

Où les passions ont-elles leur siége? Dans l'âme, répondent les psychologistes; dans les organes, affirment les partisans du matérialisme. Si, restreignant la question, on demande aux médecins quel est le siége organique des passions, les uns soutiennent qu'il existe dans le nerf grand sympathique, les autres, dans le cerveau (1).

Ici, comme dans la plupart des questions scientifiques, on trouve deux écoles, ou, pour mieux dire, deux camps ennemis, plus disposés à une guerre d'extermination, toujours funeste, qu'à une

(1) Il y a dans le corps humain deux espèces de nerfs: les uns proviennent du centre cérébro-spinal, et sont appelés par les physiologistes, nerfs de la vie animale, de la vie extérieure ou de relation; les autres appartiennent à la vie organique, à la vie intérieure ou de nutrition, et constituent le système nerveux ganglionaire, sorte de cerveau abdominal, nommé aussi trisplanchnique ou grand sympathique, parce qu'il fait sympathiser entre eux tous les viscères, au moyen de nombreux filets de communication qu'il leur transmet. Ce nerf se distribue principalement aux organes dont l'action n'est pas soumise à l'empire de la volonté, tels que le cœur, l'estomac, les intestins, le foie, etc. Il communique avec presque tous les nerfs du cerveau et avec tous ceux de la moelle épinière; sans lui, pas de nutrition; sans le cerveau, pas de perceptions,

« PreviousContinue »