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deux ou trois autres peut-être qui s'y peuvent joindre, ce régime de tarification. On ne devrait pas, par exemple, sous prétexte qu'un industriel a besoin d'user d'une partie de route à faible fréquentation pour établir un embranchement particulier avec un chemin de fer, ou qu'il lui est utile de relier par un pont ou par un tunnel au-dessus ou au-dessous de la voie publique, deux parties d'un même établissement, vouloir intervenir dans ses affaires, dans la fixation de ses prix ou dans la répartition de ses bénéfices. Le grand point, c'est de respecter toujours la liberté et la concurrence, de n'arriver à une réglementation que dans des cas d'absolue, d'évidente nécessité.

Une question qui peut se poser, c'est celle de savoir si, dans le cas où, par la nature des choses, la concurrence illimitée, indéfinie, n'est pas possible dans une industrie, il vaut mieux la constituer en monopole ou l'abandonner à quelques concurrents, alors même qu'entre ces derniers la concurrence serait mitigée. Beaucoup de personnes et surtout d'États, notamment la France, se prononcent en général pour la première solution. Il est assez curieux que Stuart Mill ait donné des arguments dans ce sens. Son commentateur américain, M. Laughlin, s'exprime ainsi1: « Une seule grande compa gnie, très souvent, au lieu d'être un monopole, vaut beaucoup mieux que deux grandes compagnies, car il y a peu de probabilités de concurrence et de bas prix, quand les concurrents sont si peu nombreux qu'il leur est facile de s'entendre pour mettre fin à la concurrence; comme M. Mill le dit au sujet des chemins de fer parallèles : « Personne ne peut désirer a voir l'énorme gaspillage de capital et de sol (pour ne pas << parler de l'accroissement d'inconvénients de toutes sortes: a not to speak of increased nuisance) que comporte la construc«tion d'un second chemin de fer pour relier les mêmes loca«lités déjà reliées par un premier chemin de fer existant; alors << que les deux ne feront pas de meilleure besogne que ne le

1 Principles of Political Economy, by John Stuart Mill, édition J. Laurence Laughlin, page '11.

« pourrait faire un seul, et que, au bout de peu de temps, ils << auront probablement fusionné (and after a short time would « probably be amalgamated). »

Il y a dans cette observation une grande part de vérité, non pas, toutefois, toujours toute la vérité. Dans beaucoup de cas, la construction de chemins de fer parallèles peut n'être qu'une sorte de chantage et une œuvre stérile, ou même un gaspillage nuisible de capitaux. Mais, dans nombre de cas aussi, il vaut mieux qu'il y ait plusieurs compagnies qu'une seule, alors même que la concurrence serait mitigée entre elles; on a plus de chances ainsi, comme le prouve l'exemple de l'Amérique et de l'Angleterre, d'avoir plus de tendance au progrès, plus d'efforts, plus d'innovations heureuses, ne serait-ce que par la rivalité des amours - propres et par la diversité des esprits, quand même on se serait entendu pour le partage des bénéfices matériels. Dans ces quelques cas exceptionnels, le choix entre le monopole et la concurrence, qui ne peut jamais être complète, ne peut se faire à priori et par des raisons de principe; c'est essentiellement une « question d'espèce », comme disent les jurisconsultes; mais, il faut toujours faire entrer en ligne de compte, alors même qu'elle n'emporterait pas la balance, la puissance vivifiante de la concurrence, même limitée, par rapport au monopole.

LES MONOPOLES LES PLUS JUSTIFIÉS, COMME LE MONOPOLE POSTAL, NE PEUVENT ÉCHAPPER A DES INCONVENIENTS NOMBREUX. — L'exemple que Stuart Mill a tiré de la poste, pour justifier certains monopoles, n'est pas aussi probant qu'il le croit. Certes, si trois ou quatre compagnies voulaient se charger simultanément en concurrence du service des lettres dans un même rayon, il y aurait beaucoup de forces perdues. Il n'est pas exact, comme le dit. Stuart Mill, que chacune d'elles devrait avoir autant de bureaux qu'en a la poste unique. Il est probable, au contraire, que chacune s'arrangerait pour placer ses bureaux dans les endroits qui seraient à une certaine distance des bureaux des autres compagnies; mais il faudrait vraisemblablement, pour ces trois ou quatre compagnies concurrentes, plus de distribu

teurs ou facteurs que pour une organisation unique. En outre, le public aurait à un certain point de vue moins de commodités, pour les affranchissements, par exemple, si les timbres. des diverses compagnies étaient différents, ce qui serait essentiel si les compagnies gardaient vraiment leur individualité et que la concurrence existât réellement.

La concurrence en matière postale peut donc être une complication pour le public; aussi ce service, qui est à la fois général, simple et constant, se trouve-t-il celui qui comporte le mieux un monopole d'État. Il n'en est pas moins vrai que l'organisation postale souffre, à beaucoup de points de vue, des défauts inherents au monopole. Elle n'est pas assez progressive, ou elle est mal progressive et ne conçoit l'amélioration que sous la forme de diminution de taxes, d'aggravation des dépenses et de réduction du produit net.

Elle accable ses facteurs de tâches multipliées dont certaines n'ont aucun rapport avec la distribution des correspondances et qui font que celle-ci en souffre sensiblement. La rapidité en est ralentie1. Elle ne sait pas exactement proportionner ses tarifs au service rendu ou au coût de ce service, et elle ne prend pas l'initiative des améliorations les plus utiles. C'est ainsi que, pour le transport de sommes par la poste, le prix des lettres chargées est tel, en France, que l'on a les plus grands avantages à ne pas charger les lettres ou à ne déclarer qu'une faible partie de la valeur, et à faire assurer le surplus par des compagnies spéciales. Après vingt et un ans de ces droits. exorbitants contre lesquels les publicistes, dont nous fumes, s'étaient vivement élevés, on s'est décidé à réduire ces tarifs en 1892, mais la réduction est encore insuffisante. De même en ce qui concerne le dernier délai pour la remise des correspondances à destination des départements, il continue, à Paris, à

1 Ainsi, à Paris, pendant toute une partie de l'année, à savoir les mois d'hiver, la poste ne distribue guère les lettres et les journaux, en dehors des quartiers du centre, que vers 8 h. 1/2 ou 9 heures moins un quart du matin, ce qui est beaucoup trop tardif. Beaucoup de personnes sont obligées de quitter plus tôt leur domicile

varier, suivant les bureaux postaux, entre 5 heures et 6 heures du soir, quoique, les trains étant devenus plus rapides depuis quelques années, les départs des gares s'effectuent entre 8 heures 1/4 et 10 heures. La routine administrative n'a tenu aucun compte de ces changements: il s'est créé, il y a une douzaine d'années, à Paris, des agences privées qui, moyennant une très légère rémunération, reçoivent les lettres jusqu'à trois quarts d'heure seulement avant le départ des trains et en garantissent l'expédition, alors que les bureaux de poste les mieux outillés faisaient la levée beaucoup plus tôt.

Ainsi se vérifient les deux remarques que nous avons faites: d'une part, que le monopole, même dans les services auxquels il est le mieux adapté, a d'inévitables inconvénients; d'autre part, que, si monopolisée que soit une industrie, la concurrence trouve toujours quelque fissure pour s'y infiltrer partiellement.

Le monopole postal assure mieux que ne le ferait la concurrence l'uniformité du service sur tout l'ensemble du territoire, en ce sens que les régions les plus ingrates, les moins populeuses, se trouvent à la portée de bureaux de poste et de télégraphe dont les employés ont très peu d'occupation; mais cette uniformité du service est, en grande partie, acquise aux dépens de la perfection dans les endroits populeux.

L'Administration postale, monopolisée, avec ses cadres identiques, est, d'ailleurs, très chère. On ignore en général en France que l'administration des postes depuis quelques années ne rapporte quasi rien à l'État. Elle parait rapporter parce que l'on ne tient pas compte de toutes les dépenses: l'intérêt et l'amortissement des bâtiments occupés, les pensions de retraite aux vieux fonctionnaires (cette dépense figure au chapitre de la dette publique), enfin et surtout les transports par chemins de fer, qui sont gratuits pour l'État, mais qui n'en constituent pas moins une charge, l'État payant, sous la forme de subventions ou de garanties d'intérêts, la dépense qu'il n'acquitte pas directement. En réalité, le service des postes inflige en France à l'État une perte d'une vingtaine

de millions de francs au moins par an, sans tenir compte des subventions aux paquebots, lesquelles ont en partie un

autre caractère 1.

A un autre point de vue aussi les monopoles exercés par l'État ont des inconvénients, parfois, sensibles. L'État, qui est à la fois l'organisme qui fait les lois et qui les applique, est le propre et seul juge de sa responsabilité : les citoyens, dans des différends avec lui, se trouvent toujours dans une position inférieure à celle qu'ils auraient s'ils étaient en face de simples particuliers ou de compagnies. Pour les cas d'avaries, de retards, même d'erreurs grossières entraînant des pertes, l'État souvent se met à couvert. C'est ainsi que, en France, il décline toute responsabilité pour les transmissions de télégrammes. Chaque dépêche transmise porte imprimé ce préambule monstrueux : « L'État n'est soumis à aucune responsabilité à raison du service de la correspondance privée par la voie télégraphique (loi du 29 novembre 1850, art. 6). » Des erreurs graves arrivent fréquemment et causent des préjudices sérieux, par exemple pour des inexactitudes dans la transmission des ordres relatifs à des marchés ou à des transactions de Bourse. Plusieurs fois, on a essayé de poursuivre l'État, et jamais l'on n'a obtenu gain de cause. Il est possible qu'un jour ou l'autre on obtienne la suppression ou la modification de l'inadmissible article de loi que nous venons de citer. Mais jamais les particuliers ne seront en aussi bonne posture pour plaider contre l'État ou transiger avec lui, que pour plaider ou transiger avec un simple particulier.

Un autre exemple des détestables pratiques liées avec le monopole d'État, c'est l'habitude qui existe encore aujourd'hui en France, que les dépêches entre les particuliers, si elles. paraissent avoir de l'importance, sont communiquées au ministre de l'intérieur et dans les départements aux préfets et aux sous-préfets. Ces fonctionnaires surprennent ainsi beaucoup d'actes privés de leurs administrés.

1 Voir notre ouvrage : L'État moderne et ses Fonctions (3e édition), pages 163 et 214.

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