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INTRODUCTION BIOGRAPHIQUE

I

Pierre Jurieu naquit le 24 décembre 1637, à Mer, petite ville du Berry, dans le diocèse de Blois. Son père, Daniel Jurieu, ministre à Mer, était, au témoignage de Bayle, « un homme bien fait et un prédicateur éloquent. » Plus dévoué à ses devoirs de pasteur qu'ambitieux de renommée, il avait refusé un appel de l'Église de Rouen, « s'étant fait une conscience fort délicate sur le changement d'église1. » On a de lui quelques sermons, un traité de controverse et une réponse à son « bon ami » M. de la Milletière, intitulée: La voix d'Élie contre ceux qui clochent des deux côtés (1642). D'un premier mariage, qu'il contracta avec une fille de Pierre Du Moulin pasteur et professeur à Sedan (†1658), il eut le fils qui devait illustrer son nom dans l'histoire du protestantisme français, et dont nous allons nous occuper.

Venu au monde avec d'heureuses dispositions, que son père s'attacha à cultiver de bonne heure, Pierre Jurieu, que, dans la suite de cette étude nous ne nommerons plus que Jurieu, fut envoyé fort jeune encore à Saumur où il suivit, pendant deux ans, le cours de philosophie donné par Drouet, et devint maître ès arts, « en réception publique et inaugurale,» suivant l'expression du temps, le 13 septembre 1656. Il n'avait donc pas encore dix-neuf ans. Cependant, son père, qui depuis longtemps le destinait au saint ministère, l'envoya étudier la théologie à

Lettres de Bayle à sa famille, 26 novembre 1678. N'ayant pas à notre portée l'édition en deux volumes Nouvelles lettres de M. Bayle, nous devons nous borner à indiquer la date de chaque lettre telle qu'elle est dans la grande édition in-folio des Euvres diverses, de M. P. Bayle, La Haye, 1737, tome I.

2 Calviniste équivoque qui aidait Richelieu dans son plan de réunion. De Félice, Histoire des protestants de France, Paris, 1850, page 329.

Sedan. Deux ans plus tard, en 1658, il y soutenait une thèse, De vita Dei1, et s'en allait ensuite visiter les universités de Hollande et d'Angleterre, où il continua ses études sous MM. Rivet2 et Louis Du Moulin, ses oncles maternels. Il reçut l'ordination selon le rite de l'Église anglicane. Rappelé en France, il se soumit à la réordination de l'Église réformée. Devenu pasteur. à Mer auprès de son père à qui il succédait, il résista, en 1666, après une longue hésitation et par attachement à son troupeau, aux appels pressants de l'Église wallonne de Rotterdam. En 1671, il publia son premier essai: Examen du livre de la

1 Cette thèse a été publiée par Jacques Devaux dans le second volume du Thesaurus disputationum theologicarum in alma Sedanensi academia variis temporibus habitarum a reverendis celeberrimisque pastoribus et professoribus et S. S. theologiæ professoribus D. D. Geneva sumpt. de Tournes, 1661. Cet ouvrage est très rare au dire des frères Haag. Ayant eu la bonne fortune d'en trouver un exemplaire, nous transcrivons ici pour donner une idée du sujet de cette thèse « De vita Dei, » les Corollaria respondentis Petri Juriei:

1. Attributa divina nec ab essentia nec a se invicem distinguuntur realiter.

II.

Quicquid est in Deo est infinitum.

III. Deus nullam omnino compositionem admittit.

IV. Deus non potest producere rem infinitam.

v. Præscientia Dei non tollit liberum arbitrium.

La thèse elle-même est du professeur Ludovicus Le Blanc.

2 André Rivet avait épousé en secondes noces Marie Du Moulin, sœur du fameux P. D. M. En 1608 il avait auprès de lui une autre Marie Du Moulin, sa nièce, fille de Pierre, et tante de Jurieu, « femme d'esprit et de connaissances étendues » liée avec Conrart, Mlle de Scudéry, etc., qui devint, peu d'années après, la directrice du refuge fondé par la princesse d'Orange, à Haarlem, pour les demoiselles réfugiées sans fortune. Ce refuge subsista de 1683-1770. Voir les articles de M. Allégret dans le Bulletin du protestantisme français, an. 1878.

3 A cette époque aussi il publia un sermon « prononcé à Lorges (Loir-etCher), pour l'ordination de Henri Rou. » Bionne, 1671. Mémoires inédits et opuscules de Jean Rou, avocat au parlement de Paris, secrétaire-interprète des États Généraux de Hollande, depuis 1689 jusqu'à sa mort, 1711, publiés par la Société de l'Histoire du protestantisme français, d'après le manuscrit conservé aux Archives de l'État, à la Haye, par Francis Waddington, Paris 1857. 2 volumes in-8", tome I, page 17.- Ces mémoires furent rédigés de 1710-1711. Rou se piquait d'être un bel esprit et un littérateur délicat. Toutefois son style a, bien plus que celui de Jurieu, le caractère du style réfugié.>>

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Réunion du Christianisme, qui est, comme le nom l'indique, une tentative de réunir les chrétiens d'Orient et d'Occident, et dont l'auteur était d'Huisseau, pasteur à Saumur. Chauffepié dit que le livre en question « n'est pas parti d'une main fort excellente et qu'il ne se peut rien de plus chimérique et de plus mal conçu que ce projet,» tandis que Jurieu dans l' « Examen » qu'il en fait, « écrit avec feu et quelquefois avec une grande force, » combat la tolérance générale comme impossible, antichrétienne, irréligieuse et de plus inutile1. » Toutefois, quelques propositions malsonnantes de cet « Examen » le firent condamner dans un synode de Saintonge. Peu de temps après, Jurieu fut << prêté,» selon l'expression et l'usage de l'époque, à l'église de Vitry-le-François. Au milieu de ses autres travaux, il y composa son Traité de la dévotion, qui parut à Rouen en 1674. Cet ouvrage d'édification, comme son titre le fait déjà pressentir, et d'un genre trop rare au milieu de la grande activité littéraire de son auteur, fut fort goûté au dire de Bayle, plus digne de foi sur ce point que Des Maizeaux. Il eut dix-sept éditions françaises du vivant de Jurieu, et sa traduction en anglais par l'archevêque Fleetwood, vingt-six.

Le succès de ces premiers ouvrages le fit choisir cette même année, 1674, pour « professeur d'hébreu et de théologie >> à l'Académie de Sedan. « Il accepta cette vocation,» dit M. Weiss, « malgré sa répugnance à se produire sur un si grand théâtre". >>

II

Jurieu passa donc des examens d'hébreu, de chaldéen et de syriaque; présenta le 9 mars 1674 une thèse, De cabala, « où il montra, selon le témoignage de Bayle, une grande et profonde érudition; » puis, deux mois après, le 21 mai, une autre thèse, dont la soutenance dura tout un jour, sur le sujet donné par Leblanc de Beaulieu: De potestate clavium. Enfin il eut à faire deux leçons de théologie sur deux textes: l'un de l'Ancien, l'autre du Nouveau Testament; après quoi il fut reçu docteur et in

Chauffepié, Supplément au Dictionnaire de Bayle, article Jurieu.

"Lettres à sa famille, 29 janvier et 16 décembre 1676.

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stallé professeur en théologie, double titre qu'il prit dans la suite en tête de tous les ouvrages qu'il signa de son nom. Il fut regretté des églises de Mer et de Vitry, quoique Des Maizeaux dise qu'il fut obligé de les quitter à cause de son esprit impérieux et turbulent.

Aux devoirs de professeur, il joignit bientôt, à Sedan, ceux de pasteur, déployant, à la fois dans les uns et les autres, une grande ardeur pour l'étude « et beaucoup de zèle pour sa communion, »> trouvant encore, à côté des nombreuses occupations de sa double charge, le temps de composer et publier de nombreux ouvrages. C'était assurément un professeur d'un savoir extraordinaire : « C'est, écrit Bayle à son père, un des premiers hommes de ce siècle, sans contredit; et si la délicatesse de son tempérament lui permet de résister à son ardeur pour l'étude, et à sa grande application aux fonctions de sa charge, on doit tout espérer de lui. Vous aurez pu voir, par les thèses qu'il fit sur la Cabale, et que je vous ai envoyées, sa grande et profonde érudition 1. » Il forma un grand nombre d'étudiants'. Il donnait beaucoup de soins à ses leçons3, et s'acquit par elles une très grande réputation, témoin ce qu'en dit Bayle encore à son père: «Si vos proposants ont à cœur leur avancement, ils doivent venir ici, car M. Jurieu est celui qui se dévoue le plus au service des académies. » Sa présence dans cette chaire de théologie y fit donc comme une révolution, quoiqu'il succédât « à M. Le Vasseur, qui déjà y avait apporté d'assez beaux dons et eût pu aller loin si la confiance qu'il avait en son esprit et la facilité qu'il trouvait en toutes choses, ne l'eussent rendu négligent à étudier. >>

Autant que dans ses leçons, sa grande application, son jugement, sa délicatesse d'esprit, sa riche imagination, se montrent dans ses sermons. Des catholiques même ont trouvé « son style fort pur et fort éloquent.» « Jamais on n'a vu une imagination plus vaste et plus féconde, écrit toujours Bayle, jamais la morale

1 Lettres de Bayle, 25 novembre 1675; 4 octobre 1676 et 3 novembre 1678, où se trouvent des expressions analogues.

2 Entre autres Basnage qui devint plus tard son beau-frère et son ad versaire.

3 Mêmes Lettres, 29 janvier 1676.

Lettres, 26 décembre 1678.

5 Lettres, 21 juillet 1675.

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