Page images
PDF
EPUB

l'activité intellectuelle égalait l'activité commerciale. « Le commerce était la source de la liberté qu'ils avaient conquise pour les affaires civiles, et qui présageait une liberté plus étendue: la liberté de conscience; les idées circulaient comme les marchandises. » C'est ainsi que Motley décrit la vie générale de ce petit pays. Aussi s'étonne-t-il, non pas de ce que la révolte y éclata, mais de ce qu'elle tarda si longtemps à y éclater. Lui qui unit intimement dans l'esprit de ces révoltés l'amour de la liberté civile au désir de la liberté religieuse, il admire qu'ils aient supporté avec une si grande patience les édits restrictifs de leur droit et les persécutions de Charles-Quint et de Philippe II. Ceci nous amène au second point: la Réforme fut-elle l'inspiratrice des troubles des Pays-Bas? A priori nous pourrions conclure avec Jurieu, et comme conséquence logique de ce qui précède, que la Réforme n'y fut pas la cause de la révolte. Mais cette question ne doit pas se trancher aussi sommairement si l'on tient à rester dans le vrai. Qu'on nous permette done d'entrer ici dans quelques détails qui ne seront peut-être pas proportionnés à la petite étendue géographique du pays, mais que méritent bien la position qu'il a prise et l'importance particulière de son action dans cette phase de la Réforme.

[ocr errors]

« Ce fut, nous laissons parler Motley, « un grand épisode, le plus long, le plus tragique, le plus sanglant, le plus important épisode de l'histoire de la réforme religieuse en Europe... le peuple des Pays-Bas tout entier était déjà imbu de l'esprit de la réforme religieuse. Une explosion devait avoir lieu tôt ou tard'. » Mais, va-t-on peut être nous objecter aussitôt, Motley fait donc de la réforme la cause de la révolte? Non, car il nous parle autre part de « la cause » même de la révolte. Seulement nous voyons apparaître ici le caractère particulier de la révolution des Pays-Bas. On pourrait dire en effet qu'elle a été une révolution politique faite en majeure partie par des hommes de conscience. L'aristocratie ambitieuse, appauvrie et endettée embrassa le parti des révoltés, mais elle ne le dirigea pas: elle le suivit. « La révolution des Pays-Bas, dit le même historien, ne fut pas plus un mouvement aristocratique qu'une insurrection démocratique, mais bien une révolte populaire. » Les réformés avaient enduré avec une patience admirable les tortures et les bûchers si multi

1 Lothrop-Motley, Hist. de la fondation de la république des ProvincesUnies, trad. Guizot, t. I, p. 308.

pliés depuis 1550; et pourtant ils ne s'étaient pas révoltés. Est-ce donc la faute de la réforme si « le résultat inévitable de la persécution fut de rendre les Pays-Bas un sol propice à la liberté civile et religieuse1? » Avant de pouvoir accuser avec quelque justice la réforme il faudrait prouver que le fanatisme catholique n'a point eu de part dans les mesures coercitives que prit Philippe II d'accord avec le pape, Granvelle et le duc d'Albe, et que l'introduction de l'Inquisition dans les Pays-Bas ne doit être reprochée ni à l'Église ni à l'empereur, car c'est elle qui a fait éclater la révolte. « La principale cause de la révolte c'est l'Inquisition, dit encore Motley. Il serait puéril d'en chercher une autre lorsqu'on retrouve à chaque pas un si puissant motif de désordre et dé soulèvement. » Il est vrai qu'il avait dit auparavant, que « la véritable cause» de cette révolte était « la sympathie pour la Réforme qui s'accroissait sans cesse dans le peuple, ce qui semble le mettre en contradiction avec luimême. Mais cette contradiction n'est qu'apparente si nous nous rappelons que, d'après lui, la révolution politique fut faite par des hommes de conscience, « pleins de sympathie pour la Réforme » sans être eux-mêmes réformés, et que dans cette sympathie il voit une conséquence des libertés civiles et des échanges internationaux qui avaient empêché les esprits de se soumettre au joug de Rome. Or on sait que le premier effet de l'Inquisition était la soumission complète à ce Tribunal, de l'autorité civile*. Après cela nous n'avons pas à rechercher si, chez Charles V et Philippe II, le mobile religieux prévalait sur les aspirations politiques, s'ils travaillaient d'abord pour la cour de Rome et ensuite pour leur couronne, ou si celle-ci passait avant celle-là dans leurs projets d'oppression. Cette question serait difficile à résoudre, si d'ailleurs, elle n'était pas encore plus oiseuse: car Philippe II était un catholique assez convaincu pour dire que si son propre fils était hérétique, lui-même il le livrerait au Saint-Office, et chez lui les mobiles religieux et politiques agissaient simultanément. Aussi, vouloir dans ces guerres à la

[blocks in formation]

5 Adolfo de Castro, Hist. des protestants espagnols et de leurs persécutions par Philippe II, Cadix 1851, p. 178.

fois politiques et religieuses délimiter absolument les influences respectives de la religion et de la politique, c'est risquer de ne pas voir les faits tels qu'ils sont et d'altérer l'histoire en voulant la simplifier. A cet égard nous croyons que Jurieu a dépassé la vérité quand il a dit qu'« il n'y avait qu'un très petit nombre de réformés parmi les mécontents. » Mais à part cela nous croyons que la thèse générale de Jurieu est restée entière, puisque c'est bien pour la défense de ses libertés civiles que le peuple des Pays-Bas s'est soulevé la première fois contre l'Inquisition, contre l'érection de nouveaux évêchés, contre les garnisons étrangères; contre ces trois attentats « à ses anciennes chartes. » Le «< compromis des nobles » est la juste expression de cette revendication. S'il fut organisé par trois réformés1, anciens élèves de Calvin, leur manifeste pour la liberté religieuse et contre l'Inquisition n'invoque pourtant que des raisons politiques. Il suffit pour s'en convaincre d'en rappeler la dernière phrase qui le résume très bien: « Nous déclarons qu'il ne s'agit point ici de rébellion et que nous ne sommes mûs que par un saint zèle pour la gloire de Dieu et pour la majesté du roi, pour le repos public, pour la défense de nos biens, de nos vies, de nos femmes et de nos enfants, à quoi Dieu et nature nous obligent. >> Cette « déclaration des droits, » comme l'appelle Quinet, 2 où ce « manifeste de la révolution,» suivant l'expression de M. Dargaud3, exprimait si bien les vœux de la population entière qu'il fut bientôt signé par une foule de citoyens catholiques aussi bien que protestants, par la noblesse comme par la bourgeoisie, tous unis dans le même patriotisme, et, chose curieuse à noter, les deux premiers nobles qui, à cause de leur popularité, moururent alors sur l'échafaud, le comte d'Egmont et le comte de Horn étaient l'un et l'autre catholiques. Un autre fait aussi digne de remarque, c'est que le prince Guillaume d'Orange, qui devait être un jour le chef de cette république naissante après en avoir été sinon le plus grand du moins le plus illustre défenseur, était en ce moment-là conseiller de la gouvernante de la duchesse de Parme, et toujours sincèrement catholique.

Mais revenons aux causes de ce soulèvement général, et après avoir entendu Motley nous signaler, comme la principale, la

1 Ph. de Marnix de Ste Aldégonde, Fr. Junius, Henri de Brederode... 2 Marnix de Ste-Aldegonde, p. 20.

Hist. de la lib. relig., t. II, p. 411.

haine qu'avaient excitée les édits contre les libertés civiles suivis de l'Inquisition, recueillons le jugement de M. Quinet. Ayant à son tour indiqué le rapprochement amené entre les nobles et les bourgeois par la haine commune que leur inspirait l'étranger qui, avec l'autorité dont il avait dépouillé ceux-là, tyrannisait ceux-ci et venait d'introduire le despotisme dans l'Église pour mieux se rendre maître de l'État, E. Quinet continue ainsi: « Ce sera l'honneur des Pays-Bas d'avoir compris mieux qu'aucun autre peuple la logique de la tyrannie... L'instinct public avait clairement discerné que l'introduction du concile de Trente, c'était l'entrée dans le chemin de la servitude politique consacrée par la servitude ecclésiastique. Là était la cause la plus élevée de cette subite horreur qui avait saisi les Pays-Bas... Le concile de Trente, les placards, l'Inquisition, c'était l'Espagne, c'était la domination étrangère... » Enfin une dernière parole de Quinet va nous autoriser à retourner contre le catholicisme l'accusation de Maimbourg que le calvinisme a inspiré la révolution des Pays-Bas. «Le peuple venait de faire cette découverte: sa religion c'était son ennemi 2. » M. Dargaud ne dit pas moins clairement que « les Pays-Bas avaient pour eux le droit 3. » Nous appuyant de toutes ces autorités, nous croyons donc que Jurieu avait raison de répondre à Maimbourg qu'il faussait l'histoire et calomniait le calvinisme en lui imputant la responsabilité initiale de la révolution des Pays-Bas.

Dans la conviction de Jurieu, le principal objectif de Maimbourg était d'attaquer le calvinisme en France, de le compromettre auprès de Louis XIV et de toute la France catholique. Aussi donne-t-il un soin particulier à cette partie de l'apologie.

Fidèle à son plan d'attaque et de calomnie, Maimbourg soutenait que les guerres civiles du XVIe siècle, ces guerres connues maintenant sous le nom de « Guerres de religion, » commencées entre Condé et les Guises et poursuivies sous les règnes de François II, de Henri II, de Charles IX et de Henri III pour ne s'arrêter qu'après l'avènement de Henri IV au trône, Maimbourg soutenait, disons-nous, que ces guerres avaient été provo

1 Quinet, op. cit., p. 18.

2 Ibid., p. 19.

3 Hist. de la lib. relig., t. II, p. 110.

quées par le calvinisme, et que l'établissement de la Réforme en France ne s'était accompli qu'à la faveur de ces guerres dont tout le sang versé retombait sur lui et faisait de lui une religion de sang et de feu.

Quelques mots d'abord sur le terme de « guerres de religion >> qui semble à première vue donner raison à Maimbourg puisqu'il est désormais consacré, et que dans les historiens les plus récents il sert encore à distinguer ces guerres de toutes les autres guerres civiles'. A la première impression que font ces trois mots « guerres de religion », si l'on se souvient que c'est le catholicisme qui, depuis lors, a toujours eu en France pour lui le pouvoir et le grand nombre, l'on pourrait croire qu'il s'est levé comme un seul homme en face d'arrogants défis de la religion des huguenots; qu'il a combattu pro aris et focis et n'a déposé les armes qu'en redevenant maître de la situation. Nous tenons donc à relever d'emblée l'affirmation de Jurieu lui-même abordant ce sujet, que ce nom de guerres de religion a usurpé le droit de cité dans l'histoire, qu'il s'est répandu dans l'opinion par une illusion générale qu'a favorisée la partialité du clergé, que l'ignorance et l'habitude ne l'ont maintenu qu'en dépit des protestations réitérées des protestants et qu'il n'a point nécessairement chez les historiens le sens que le vulgaire y attache encore. Pour Michelet, par exemple, si la réforme n'a pas réussi en France, c'est « à cause de son indécision sur la question capitale de la légitimité de la résistance2. » Et pour M. Pingaud, dans un récent article de la Revue historique à propos d'un ouvrage sur les Guises, les guerres remplies des noms et des actions de cette famille sont des « guerres civiles connues sous le nom de religion3. » Ainsi, pour les historiens modernes cette appellation ne doit pas faire préjuger la question de fond, et c'est en le constatant que nous la conserverons après eux en ce qui va suivre.

Le premier point de la réponse de Jurieu à Maimbourg quant aux causes de ces guerres, est depuis longtemps éclairci et depuis longtemps suffisamment mis au-dessus de toute contestation par les historiens qui, dans notre siècle, ont étudié la pre

'Entre autres Henri Martin, Ranke, et Michelet qui en a fait le titre d'un de ses volumes.

Hist. des guerres de religion, p. 84 et 290.

3 Rev. historiq., janvier-février 1879.

« PreviousContinue »