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cafés, les brasseries, tous les caravansérails de la vie irrégulière. Les amours de hasard, les liaisons du demi-monde lui inspiraient le plus vif dégoût.

<< Ne vaut-il pas mieux, pour un homme de lettres, fai e un mariage à la Dufresny? On est au moins sûr, disait-il, d'avoir chaque matin du linge blanc. »

Gozlan se maria donc par sagesse, malgré la terrible menace de Diderot : « Soyez peintre ou père de famille. » Oui, l'homme se maria, et l'artiste resta garçon. Dans la rue, sur le boulevard, dans un bureau de journal, dans un foyer de théâtre, il semblait plus indépendant de tout lien que le dernier-né des gens de lettres.

« Gozlan, je vous marie, » lui dit brusquement, à la répétition générale d'une de ses pièces, une des plus jolies actrices du Théâtre-Français.

Gozlan s'inclina sans s'étonner.

« Je vous marie selon les us de M. Scribe, avec une jeune et riche veuve de mes amies.

Est-elle bien élevée? dit Gozlan avec une nuance d'intérêt, sait-elle lire ?

Elle lit couramment et agréablement. De plus, elle écrit à merveille.

Aïe! aïe! trop d'orthographe, peut-être? Une Sévigné, une Delphine Gay, un bas-bleu ?

Elle n'est pas bas-bleu!

Je respire... Elle n'est pas musicienne non plus?
Presque pas.

Ni...?

Ni comédienne? j'achève votre pensée... Elle n'est pas comédienne!

Oh! alors, je ne dis pas non... >>

Il prit la main de la dame et la serra affectueuse

ment.

« Nous reparlerons de ça... en Turquie.

En Turquie? Vous moquez-vous de moi, monsieur Gozlan?

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A moins que, sur votre prière, le gouvernement français ne se décide à donner la croix d'honneur aux bigames... >>

IV

L'appartement de la rue Bleue.

L'Imagination tapissier

Ce que

c'est

-La pelote mnémonique. Promenade et causerie.

L'esprit sur les lèvres. la Gloire. que Le cimetière de la Postérité. — Drinn, drinn, drinn! — La sainte Trinité.

Gozlan avait fait deux parts de sa vie : l'une appartenait à sa famille et au travail solitaire; l'autre au monde extérieur, à la promenade, au soin de ses intérêts, à la conversation, à l'observation distraite, à la rêverie coupée par les incidents et accidents des rencontres et des surprises parisiennes.

Dans son appartement de la rue Bleue, il était invisible, inaccessible, et, comme il le disait lui-même, inexpugnable! On n'entrait chez lui qu'avec lui. C'est ainsi que j'ai pénétré une fois, une seule fois, dans son fort. Aucun luxe, aucune recherche, aucun raffinement, aucune rareté ou curiosité, pas un objet d'art, dans ce cabinet de travail assez semblable à une cellule de moine lettré!

« Quand on n'est pas riche, me disait ce philo

sophe pratique, il faut se loger en tortue ou en escargot. Une forte carapace suffit, ou une coquille rouléc. L'imagination supplée à tout ce qui manque. Je lis quand je veux, sur ces murs, les fantastiques inscriptions que Balzac avait tracées au charbon sur les murs des Jardies:

Ici un revêtement de marbre de Paros.
Ici un stylobate en bois de cèdre.

Ici un plafond peint par Eugène Delacroix.
Ici une tapisserie d'Aubusson.

Ici une cheminée en marbre cipolin.

Ici des portes façon Trianon.

Ici un parquet de mosaïque formé de tous les bois des îles.

Et qu'est-ce donc que cette multitude de petits papiers piqués comme des flèches dans la tapisserie ? Çà? des notes, des dates, des rappels, des cartes de visite, des adresses d'amis; une pelote mnémonique; le vide-poches de l'esprit, à la fin de la jour

née. »>

Nous descendîmes ensemble vers le boulevard, où nous passâmes deux heures à causer, après une visite aux bureaux du Corsaire, où nous écrivions tous deux, lui furtivement et rarement, moi très- fréquemment et à visage découvert.

Gozlan s'arrêtait quelquefois dans ses promenades mais toujours debout, sans s'asseoir. Il aimait à causer en marchant.

<< La conversation assise, disait-il, est nécessairement monotone. Même quand elle s'élève, même quand elle jaillit, elle ressemble à un jet d'eau qui retombe dans un bassin, tandis que la conversation ambulante est une eau vive qui, tout en roulant, bruit et luit. >>

Il avait sur la nécessité de la conversation pour l'écrivain des idées judicieuses qu'il exprimait brièvement sous une forme piquante :

« On écrit moins et on écrit mieux quand on cause... Les beaux siècles de la conversation sont les plus belles époques littéraires... Aujourd'hui nous faisons des articles ou des livres avec des sujets de conversation c'est comme si l'on buvait tout habillé l'eau de son bain, ou si l'on cuisait un perdreau à la flamme dansante du punch. Qui ose avoir de l'esprit sur les lèvres, comme on avait jadis le cœur sur la main? On se pincerait jusqu'au sang pour ne pas lâcher un bon mot dont profiterait peut-être en passant un voisin, un rival. Triste économie d'un siècle bêtement prodigue! Quand on a de l'esprit, il faut en jeter à ses ennemis et en donner à ses amis. Tout cela de vive voix, en marchant, en causant, en fumant. On ne perd dans la conversation que l'écume de son esprit. Le sel ne s'évapore pas il reste et cristallise dans l'œuvre écrite, poëme ou roman, COmédie ou drame. »

Ce jour-là, mon Gozlan était en verve printa

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