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«... J'avais besoin, messieurs, d'interroger ainsi mon jeune auditoire, et de puiser dans quelque manifestation sympathique la force d'ouvrir cette main pour laisser envoler une vérité... (Sourires d'approbation.)

...

་ Oui, messieurs, notre tâche est rude, pourquoi ne pas en convenir?... et notre mission pénible, j'ose l'affirmer sans vaine gloire... Cependant notre conscience et vos suffrages... (Murmures flatteurs.)

« Ah! tenez, je le répète et je le répète volontiers, quoi qu'il m'en coûte... aujourd'hui même... et j'insiste, j'insiste encore, remarquez-le bien... aujourd'hui même ma conscience me commande de vous blesser... (Nouvelles réclamations. Oh! oh!)

« ...

Vous avez beau protester d'avance, je vais vous blesser, j'en suis sûr, et je l'aurai voulu, bien voulu, voulu à mon corps défendant, et malgré moi-même... Oh! si je préférais vous flatter!... (Mais non! mais non!)

« J'aime la jeunesse, messieurs, mais je ne la flatterai point... A Dieu ne plaise qu'une parole servile tombe jamais de cette bouche et de cette chaire!... Mais enfin, si je voulais vous flatter, je n'aurais, comme tel poëte que vous adorez, qu'à exalter vos instincts généreux pour les pervertir... Je n'aurais, comme tel romancier que vous dévorez, qu'à faire appel à tous les dangereux ressorts de votre imagination... L'imagination, messieurs... c'est la grande menteuse et la grande impudique; elle vous enlève jusqu'aux nues ou

vous plonge dans les abîmes; elle vous enseigne à mépriser les conditions moyennes de la vie; elle fait apparaître devant vous mille séduisants fantômes dont l'éclat vous cache la noble tête de votre père, le visage attendri de votre mère, la douce physionomie de votre sœur, déjà mariée peut-être à quelque modeste bourgeois de province et déjà entourée de charmants enfants, qui ne seront sans doute pas des enfants sublimes, mais qu'on élèvera prosaïquement dans la crainte de Dieu, dans l'amour de la famille et dans le culte des lois sociales que le génie foule aux pieds, messieurs, et que nous autres, bonnes gens, nous sommes tenus de révérer, au risque de paraître ridicules!... oui, messieurs, ridicules, mais, ne l'oublions jamais, il y a des ridicules sacrés!... (Applaudissements respectueux.)

« Eh quoi! messieurs, vous m'applaudissez? Je demeure confondu, mais ravi... Oui, ravi jusqu'au fond de l'âme... Et ces applaudissements que je n'attendais pas, je les accepte et j'en suis fier, parce qu'ils vous glorifient vous-mêmes en glorifiant cette chaire où j'ai l'honneur d'enseigner.

« Je vous dirai donc... oui, je puis vous le dire maintenant, ce terrible mot de la sagesse, de l'expérience et du bon sens, que j'hésitais à proférer devant vous, par un sentiment de défiance que vos applaudissements ont glorieusement vaincu... je vous le dirai hautement comme le principe, l'essence et le résumé de ce cours

<< Messieurs, si vous voulez être heureux en ce monde, et je dirai mieux, si nous désirons être honnêtes, soyons bravement... quoi donc ?... des hommes de génie, des réformateurs, des novateurs, des prophètes, des phénomènes?... Non, messieurs... soYONS MÉDIOCRES!!! (Applaudissements frénétiques.)

«En sortant de cet amphithéâtre, vous emporterez dans vos cœurs ce mot que vous applaudissez aujourd'hui, et que les entraînements de l'imagination vous feront renier demain. (Non, non!)

« Allez néanmoins, allez en paix, mes amis, si votre jeunesse l'oublie, votre âge mûr s'en souviendra, je ne crains pas de l'affirmer. Alors vous serez devenus des hommes, des citoyens, des pères de famille; et moi, toujours voué à ma tâche, j'aurai vieilli et blanchi dans cette chaire... Vous m'enverrez vos enfants... » (Tonnerre d'applaudissements.)

« Soyons médiocres! » Cet abominable conseil nous a valu peut-être vingt ans d'Empire; il nous a conduits certainement à la fameuse bifurcation de M. Fortoul, qui mutila et asservit toute une génération. « SOYONS MÉDIOCRES! » Rien que pour ce vilain mot, je suis enchanté que feu Saint-Marc Girardin n'ait jamais pu réaliser le rêve de tous les professeurs en Sorbonne, depuis MM. Guizot, Cousin et Villemain: présider une distribution de prix en costume de ministre de l'Instruction publique !

J. MICHELET

IL Y A CENT ANS

IN37

ICHELET écrivait encore il y a trois ans,
et il écrivait déjà il y a cent ans,

Vous ne comprenez pas? C'est un phénomène de réincarnation. Mais je vois que vous haussez les épaules... Je m'explique. Il y a toujours des spirites à Paris, et quand ils sont de bonne foi, ce sont en vérité les meilleures gens du monde. Écoutez-les parler: ils vous réciteront leurs contes de revenants avec des bêlements d'agneau et des roucoulements de colombe. Ne trouvez-vous pas que la crédulité, quand elle est inoffensive, a quelque chose de touchant comme l'innocence, de charmant comme la virginité, de poétique comme le rêve, de sacré comme la folie par amour? Ils m'ont attendri plus d'une fois, ces êtres crédules qu'on appelle spirites.

J'ai connu deux de ces âmes sereines et vertueuses,

une âme d'éditeur, et une âme de magistrat; je jure que je ne cherche pas à étonner.

L'éditeur, c'était le frère Didier, que beaucoup de spirites pleurent, et que tous les académiciens regrettent; un homme fort aimable et un galant homme, qui, de son vivant, étalait dans la même vitrine les doctrines d'Allan Kardec et la philosophie de M. Cousin. Le frère Didier, je ne suis pas un ingrat, a édité quelque chose de moi avant de mourir, quoique je ne fusse ni spirite ni académicien. Je serais charmé d'apprendre, je l'avoue, que cette hardiesse lui a été payée dans quelque bonne planète.

Quant au magistrat, je vous le présente comme un des plus fins écouteurs de l'extra-monde. Oui, cet homme-là est très-fin, quoique très candide, et sa sérénité de bienheureux n'exclut pas une certaine diplomatie apostolique et mondaine. Il y a du Mélanchthon ou du Fénelon chez ce médium robin qui, du haut de son tribunal, juge très-sainement les vivants dans l'après-midi, bien qu'il taille le soir de fréquentes bavettes avec les morts.

Dans le monde' spirite, c'est le missionnaire des gens de lettres. Il aimerait mieux convertir un journaliste que tout le Jockey-Club et toute l'Académie des sciences morales et politiques.

« Le spiritisme décline, parce que nous manquons d'écrivains, me disait-il l'autre jour avec une douce mélancolie.

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