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vocablement condamné à l'immortalité. Ne pensez plus désormais, en le regardant, à l'Arimane des chrétiens c'est un ange attristé, jeune et charmant, qui s'accoude mollement sur un nuage

Pareil à ces divans où dort la molle Asie.

C'est un beau jeune homme inconnu qui apparaît dans l'air lumineux à la tendre Eloa, qui est «< une ange charmante, » mais qui « est une femme aussi ! »>

Le jeune homme inconnu mollement s'appuyait.

Plaignons le jeune homme inconnu, plaignons le nouveau Satan, le type des plus orgueilleux, des plus libres, des plus intelligents et des plus malheureux fils de l'homme; plaignons du fond de l'âme ce Maudit irrésistible et bien-aimé, dût-il nous entraîner au fond des abîmes avec Éloa, cette Kitty Bell des cieux supérieurs.

Le poëme de Moïse est une œuvre parfaite. Le poëme d'Éloa, malgré quelques longueurs et quelques réminiscences de Chateaubriand et d'Ossian, restera un des monuments les plus beaux et les plus purs de la poésie française. J'avouerai qu'en le relisant, j'ai souvent éprouvé ce sentiment d'admiration exaltée qui se rapproche du ravissement extatique, ou, pour parler plus nettement, de l'adoration. Oui, cette œuvre d'Éloa n'est pas seulement admirable; elle est ado

rable! Après Éloa et Moïse, les poésies qui me semblent les plus pénétrées du génie angélique d'Alfred de Vigny, sont les deux mélodies si intimement musicales qui ont pour titre: la Neige, le Cor. Toutes ses poésies d'ailleurs ont un même caractère: l'élévation dans la pureté !

MON BÉRANGER

SOUVENIR

HACUN a son Béranger: voici le mien. Il ne ressemble ni à celui de M. Renan, ni à celui de M. Pelletan, ni à celui de M. Veuillot, ni à celui de M. Boiteau. Je traduis librement une impression, un souvenir.

Cinq ou six mois avant sa mort, je rencontrai Béranger devant la Banque de France.

Où allait-il en ce moment? Peut-être marchait-il au hasard, à travers les places et les rues du fourmillant Paris, écoutant quelque vif refrain qui se croisait dans sa tête avec un refrain mélancolique. Toute sa figure avait l'air triste, excepté son regard qui petillait de flamme et de gaieté. Je l'avais reconnu tout de suite à son front chauve (il portait son chapeau à la main), à sa grande lévite, à son cou penché, au laisser-aller de sa démarche paysanne, au curieux sourire de

Démocrite-Héraclite qui révélait l'habitude de sa pensée. L'illustre chansonnier s'était arrêté devant la Banque, à considérer le flux et le reflux des allan's et des venants, réjoui peut-être devant le tableau de la richesse publique, attristé sans doute au ressouvenir de quelques misères sociales. Devina-t-il qu'un inconnu l'observait, ou ne reprit-il instinctivement sa marche que pour remettre sa pensée distraite en mouvement? Il tourna brusquement le dos à la statue de Louis XIV, longea d'un pas assez leste les murs d'enceinte de la Banque, et descendit par un étroit passage dans le jardin du Palais-Royal.

Il était près de midi : le soleil rayonnait jusque sous les arcades; une multitude de petits garçons et de petites filles couraient dans les allées, jouaient au cerceau, sautaient à la corde, ou suivaient curieusement sur les eaux du bassin les mouvements d'une flottille lilliputienne. Béranger fit une halte sur sa canne devant la Méditerranée du jardin, devant la marine des enfants de Paris. Mais au bout de cinq minutes, se sentant pressé, entouré de toutes parts et reconnu, il s'ouvrit doucement un chemin vers la rue Vivienne, et disparut comme un souverain dont on a un instant troublé l'incognito, et qui se dérobe aux adorations de son peuple. Vingt minutes après son départ, il n'y avait dans tous les groupes de promeneurs qu'un seul sujet de conversation: Béranger! On fredonnait ses chansons; on admirait sa bonne figure et son caractère

sympathique; on parlait surtout de sa gloire et de sa modestie. Je ne soupçonnais guère alors qu'on en viendrait bientôt à attaquer son caractère, à contester sa gloire, à honnir ses chansons, et à déclarer publiquement que Béranger n'était ni un poëte populaire, ni un poëte national.

Aux premières attaques dirigées contre sa mémoire, je me rappelai presque à mon insu la douce réponse que Béranger avait adressée à une jeune femme qui n'aimait pas la Lisette du chansonnier :

« Si vous m'aviez donné à deviner quel vers vous avait choquée dans le Grenier :

J'ai su depuis qui payait sa toilette,

je vous l'aurais dit. Ah! ma chère amie, que nous entendons l'amour différemment! A vingt ans j'étais à cet égard comme je suis aujourd'hui. Vous avez donc une pauvre idée de cette pauvre Lisette? Elle était cependant si bonne fille! si folle! si jolie! je dois même dire si tendre! Et quoi? parce qu'elle avait une espèce de mari qui prenait soin de sa garde-robe, vous vous fâchez contre elle. Vous n'en auriez pas eu le courage, si vous l'aviez vue alors. Elle se mettait avec tant de goût, et tout lui allait si bien! D'ailleurs, elle n'eût pas mieux demandé que de tenir de moi ce qu'elle était obligée d'acheter d'un autre. Mais, comment faire? Moi, j'étais si pauvre la plus petite

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