Page images
PDF
EPUB

II

Il ne faut pas lire le R. P. Lacordaire : il fallait l'entendre! A la tribune sacrée, je ne dis pas à la tribune politique, c'était vraiment un orateur; non pas un orateur préparé, mais un orateur de vocation et d'entrailles, de parole et de pantomime, un orateur involontaire, un orateur-né.

La jeunesse l'aimait, parce qu'elle se plaît toujours à être maîtrisée, pourvu qu'on la soumette par quelque surprise hardie, et qu'on lui commande au nom de la poésie et de la liberté. Devant elle, Lacordaire jouait volontiers au jeune capitaine il se plantait, selon son expression, à la tête d'un régiment d'idées, pour ordonner le file à droite et le file à gauche.

Ses défilés, je m'en souviens avec émotion, étaient souvent pleins d'éclat. Même lues après des années, pour qui les a entendues autrefois, certaines parties de ses discours ressemblent aux plus brillantes revues du Champ de Mars. Les tambours battent, les clairons sonnent, épées et cuirasses reluisent au soleil; et tandis que les cavalcades ébranlent les cœurs, une brise sonore déroule à grands plis les étendards.

Je retrouve dans mes papiers les fragments d'une

lettre que j'écrivais, en sortant de Notre-Dame, à un de mes amis, jeune séminariste qui rêvait de Lacordaire en province. On me permettra de reproduire ces fragments, à titre d'impression de jeunesse. L'impression me semble exacte, malgré sa couleur métaphorique :

Tu me demandes, cher abbé, si j'ai entendu Lacordaire. Je l'ai entendu et vu : c'est-à-dire que j'ai ressenti vivement dans mon âme le contrecoup d'une grande âme ardente qui bouillonne et déborde. Son regard est une flèche, sa voix un éclair, son éloquence un orage des tropiques. C'est à croire que le chemin de Damas coupe la grande nef de Notre-Dame... Je ferme les yeux pour ne rien perdre de mon émotion et te la transmettre tout entière...

« Le voilà replié sur lui-même, les bras croisés, disparaissant presque sous le pavillon de la chaire. Sa physionomie est dans l'ombre, son organe voilé. Je sens pourtant que je suis de plain-pied avec lui, au même degré de température morale, si bien que je devinerais et que je réciterais la suite de son discours, dans le cas où il manquerait d'haleine...

«.. Aujourd'hui, la source de l'improvisation coule harmonieusement, mais goutte à goutte, comme si elle allait s'épuiser... Tout à coup, je ne sais quelle baguette magique frappe le rocher l'eau vive jaillit à flots avec un poétique murmure. Cette parole voilée

a repris une clarté blessante, cette physionomie éteinte sort de l'ombre, toute lumineuse; l'orateur se transfigure, il est éloquent à tort et à travers. Les bras étendus, le corps penché en avant, de manière à braver toutes les lois physiques, il demeure suspendu dans sa chaire comme par miracle, et développe dans une sorte d'hymne ou de cantique les grandes, les pures vérités de l'Evangile... C'est en ce moment qu'il est sublime; c'est en ce moment qu'il trouve ses belles phras.s de tempête, impétueuses comme la mer, retentissantes et chaudes, et soudainement terminées par un grand mot, qui est un cri de l'âme...

<< Veux-tu que je te donne le mouvement et l'écho d'un de ces grands flots d'éloquence? J'ai retenu pour toi les paroles suivantes : N'y a-t-il donc aucune doctrine qui soit assez divine, assez humaine pour fonder l'unité des esprits? Ah! faites silence! J'entends au loin et tout proche, du sein de ces murailles, du fond des siècles et des générations, j'entends des voix qui n'en font qu'une, la voix des enfants, des vierges, des jeunes hommes, des vieillards, des artistes, des poëtes, des philosophes; la voix des princes et des nations, la voix du temps et de l'espace, la voix profonde et musicale de l'unité!... Je l'entends! Elle chante le cantique de la seule société des esprits qui soit ici-bas; elle redit, sans avoir jamais cessé, cette parole, la seule stable et la seule consolante: Credo

in unam, sanctam, catholicam, apostolicam ecclesiam..... Credo, j'y crois!

<< Ainsi étendues sur ce froid papier, ces rapides périodes n'échapperaient pas, tu le sens, à une analyse sévère. Mais il fallait les voir voler, éclater, tout animées du souffle de l'enthousiasme religieux, et tantôt soutenues, tantôt coupées par un geste énergique. On admirait à plein cœur, on était ravi. La tête renversée et tournée vers la voûte, les bras serrés sur la poitrine, Lacordaire prononçait ce mot final, Credo, comme un Polyeucte du xixe siècle!... »

En relisant aujourd'hui ces lignes, écrites avec tout l'abandon de la jeunesse, je trouve que mon Polyeucte en habit blanc aurait très-bien pu s'appeler (que saint Dominique me pardonne!) le Révérend Père Talma!

ALFRED DE VIGNY

ETTE noble figure d'hier reste une vraie figure d'aujourd'hui car elle a reçu, toute jeune, un rayon d'immortalité. Je parle du poëte vivant qui s'appelle Alfred de Vigny, et non pas de l'auteur dramatique et du romancier qui portèrent un certain temps le même nom.

Il y a quatorze ou quinze ans, je croisais assez souvent vers quatre heures, sur le pont des Arts, un singulier promeneur vêtu d'un habit bleu et coiffé d'un chapeau noir hardiment cambré sur une tête fine qui rappelait à la fois le cheval et l'oiseau. Venait-il du côté du Louvre ou du côté de l'Institut? Je l'ignore. Il allait de droite et de gauche, entraîné ou plutôt tyrannisé par un petit chien blanc, qu'il tenait en laisse, et qu'il suivait docilement dans ses zigzags, tout en lui criant de seconde en seconde : « Ici, Fidèle, ici!» · Voyez-vous cet hippocygne, me dit un jour un ex-fouriériste de mes amis, en me montrant le pro

« PreviousContinue »