Page images
PDF
EPUB

THIERS ET MIGNET

HIERS et Mignet, Mignet et Thiers! Deux Siamois de Provence qui ont eu pendant un demi-siècle la singulière faculté de rester distincts en restant unis. Ils sont venus ensemble, bras dessus bras dessous, de leur bonne ville d'Aix, le plus petit marchant en avant, avec des bottes de sept lieues, et disant crânement à son grand frère :

« Cache-toi derrière moi, et n'aie pas peur 1 Alexis, Paris est à nous, c'est Adolphe qui t'en donne sa parole. »

Ils deviennent tous deux journalistes, tous deux carbonari, tous deux historiens. Adolphe marchant sans cesse, et Alexis ne demandant qu'à s'asseoir. Sur ces entrefaites, M. de Polignac lance les ordonnances contre la presse, afin que les journalistes trouvent

enfin l'occasion de devenir ministres. Adolphe monte sur les épaules d'Alexis pour signer, avec Nestor Roqueplan, cette fameuse protestation qui fit tant rire M. de Polignac et qui amena la chute de Charles X, Ce jour-là Thiers et Roqueplan, Roqueplan et Mignet jouèrent sérieusement leurs têtes provençales; mais le soleil de Juillet était si beau!

Je me suis toujours figuré que la Révolution de 1830 avait été successivement gaie. Les combattants étaient jeunes; il y avait, dans les rues, des Suisses et la garde royale, la poudre sentait bon les femmes étaient aux fenêtres! On se battait sous leurs yeux en chantant et en riant. Le Dieu des bonnes gens, inventé par Béranger dans une goguette, semblait sourire luimême, du haut des buttes Montmartre, à l'École polytechnique, à la garde nationale et à nos aimables faubouriens. Une véritable révolution d'été ! Après la bataille, on pouvait s'en aller manger une matelote au bord de l'eau.

M. Mignet, dit-on, croquait des cerises à Montmorency, en compagnie de M. Thiers, pendant qu'on se battait dans les rues de Paris. Oh! les bonnes cerises de juillet 1830! M. Mignet et M. Thiers n'en ont jamais mangé de meilleures.

On sait ce que devint M. Thiers après le triomphe des libéraux, et, dès ce temps-là, on avait pris l'habitude, toutes les fois qu'on voyait M. Thiers, de se demander avec anxiété : Où est donc M. Mignet?

[ocr errors]

Oh! M. Mignet n'était pas bien loin, allez! Il se tenait à portée de la voix, et tandis que M. Thiers montait à la tribune, franchissait le seuil d'un ministère, gravissait le perron des Tuileries, il ne guettait, lui, qu'une bonne occasion de s'établir sans combat dans une situation indépendante.

Dès qu'il eut à son habit la palme verte, et à son cou la cravate rouge de commandeur, il ne lui manqua plus, pour être heureux, que de devenir secrétaire perpétuel, comme M. Villemain.

Immortel à l'Académie française, Perpétuel à l'Académie des sciences morales, voilà M. Mignet à l'abri de toutes les tempêtes de ce monde. Mais les tempêtes de son ami Thiers l'intéressent et l'inquiètent toujours. Il est reparti, le petit grand homme, sur cette vieille et glorieuse carcasse navale qu'on appelle encore à Versailles le navire de l'État. Mignet le suit en pleine mer avec la plus belle longue-vue de son confrère Le Verrier; et quand le ciel devient noir, quand les vagues chevauchent l'une sur l'autre jusqu'au ciel, il faut voir quelles angoisses! Mignet, qui n'est pas dévot, se ressouvient de Notre-Dame de la Garde, la compatriote de son ami Thiers: « Bonne Notre-Dame, priez pour nous; sainte bonne Vierge, sauvez-nous ! >> Oh! soyez tranquille, le hardi petit Thiers se sauvera bien lui-même, et, avec lui, cette noble métaphore flottante, le glorieux navire de l'Etat.

A mesure qu'il vieillit, ce damné petit homme gran

dit. Chaque révolution, au lieu de le submerger, l'élève. Quel chemin il a fait, depuis son départ de Marseille! Lui, simple avocat, il est devenu un grand journaliste, un historien illustre, un orateur merveilleux, un premier ministre, et le voilà maintenant président de la République française.

Il délivre son pays, en proie à ces deux fléaux, la guerre étrangère et la guerre civile. Plus d'insurrection et plus d'invasion: c'est la paix au dedans et au dehors.

« Allons, sois Washington maintenant, et même Cromwell, s'il le faut.

[ocr errors]

– Je ferai la République française ou je tomberai. » Ni Cromwell, ni Washington! Il tombe président, et se relève député. C'est égal, ses ennemis tremblent devant lui, et la France entière l'admire, autant pour les services qu'il a rendus que pour les talents qu'il a déployés.

<< Montons au Capitole ! s'écrie Mignet radieux, en le serrant dans ses bras.

[ocr errors]

Non, je reste à Versailles, » dit malignement l'ex-président.

Ami incomparable, Mignet n'a jamais envié un seul instant la fortune politique et la renommée européenne de M. Thiers. D'ailleurs, si M. Thiers a été puissant, et même tout-puissant, M Mignet, lui, a été beau et même fort beau.

Oui, de l'aveu de tous ses contemporains, M. Mignet,

qui date de 1796, a été, non pas un des princes charmants, mais un des bourgeois adorables du règne constitutionnel de Louis-Philippe.

Bourgeois adorable et adoré ! Une princesse italienne, une vraie princesse, Mme de Belgiojoso, exilée de son pays vers 1830 pour ses opinions politiques, a fait avec lui, rue Montparnasse, quantité d'omelettes presque champêtres. C'était le bourgeois provençal qui cassait et battait les œufs, c'était la princesse italienne qui tenait la queue de la poêle. Ces omelettes à deux ont été assez souvent mangées trois, et la troisième, fourchette les a toujours trouvées succulentes.

Rue Montparnasse, et plus tard à Port-Marly, la troisième fourchette a plus d'une fois changé de nom. Elle s'est appelée tour à tour Alfred de Musset, Victor de Laprade, le pianiste Dæhler, dont s'est tant moqué Henri Heine. La fourchette-Laprade et la fourchetteDæhler, n'ont jamais taché la nappe de la princesse ; mais un soir, le dîner fut troublé par Alfred de Musset, qui agita sa fourchette comme un trident, et blessa la princesse au visage. Ce coup de fourchette a laissé une trace dans les œuvres du poëte; nous avons tous lu cette belle pièce Sur une Morte qui finit ainsi :

Elle est morte, et n'a point vécu,

Elle faisait semblant de vivre.
De. ses mains est tombé le livre
Dans lequel elle n'a rien lu.

« PreviousContinue »