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cortége. Il vifita le malade, et déclara qu'il perdrait l'œil; il prédit même le jour et l'heure où ce funefte accident devait arriver. Si c'eût été l'œil droit, dit-il, je l'aurais guéri; mais les plaies de l'œil gauche font incurables. Tout Babylone, en plaignant la destinée de Zadig, admira la profondeur de la science d'Hermès. Deux jours après, l'abcès perça de lui-même; Zadig fut guéri parfaitement. Hermès écrivit un livre où il lui prouva qu'il n'avait pas dû guérir. Zadig ne le lut point; mais dès qu'il put fortir, il fe prépara à rendre vifite à celle qui fefait l'espérance du bonheur de sa vie, et pour qui feule il voulait avoir des yeux. Sémire était à la campagne depuis trois jours. Il apprit en chemin que cette belle dame, ayant déclaré hautement qu'elle avait une averfion infurmontable pour les borgnes, venait de fe marier à Orcan, la nuit même. A cette nouvelle, il tomba fans connaiffance; fa douleur le mit au bord du tombeau; il fut longtemps malade; mais enfin la raifon l'emporta fur fon affliction, et l'atrocité de ce qu'il éprouvait, fervit même à le confoler.

Puifque j'ai effuyé, dit-il, un fi cruel caprice d'une fille élevée à la cour, il faut que j'époufe une citoyenne. Il choifit Azora, la plus fage et la mieux née de la ville; il l'époufa, et vécut un mois avec elle dans les douceurs de l'union la plus tendre. Seulement il remarquait en elle un peu de légèreté et beaucoup de penchant à trouver toujours que les jeunes gens les mieux faits étaient ceux qui avaient le plus d'efprit et de vertu.

Le projet de me couper le nez vaut bien celui

de détourner un ruiffeau

Zadig. Le nez

J.M. Koreau le J inv. te Join

2784.

Criere Sculp

CHAPITRE I I.

Le Nez.

Un jour Azora revint d'une promenade toute en

colère, et fefant de grandes exclamations. Qu'avezvous, lui dit-il, ma chère époufe? qui vous peut mettre ainfi hors de vous-même! Hélas! dit-elle, vous feriez comme moi, fi vous aviez vu le fpectacle dont je viens d'être témoin. J'ai été confoler la jeune veuve Cofrou, qui vient d'élever depuis deux jours un tombeau à fon jeune époux auprès du ruiffeau qui borde cette prairie. Elle a promis aux dieux dans fa douleur de demeurer auprès de ce tombeau, tant que l'eau de ce ruisseau coulerait auprès. Hé bien, dit Zadig, voilà une femme eftimable qui aimait véritablement fon mari! Ah, reprit Azora, fi vous saviez à quoi elle s'occupait, quand je lui ai rendu vifite! A quoi donc, belle Azora? Elle fefait détourner le ruiffeau. Azora fe répandit en des invectives fi longues, éclata en reproches fi violens contre la jeune veuve, que ce fafte de vertu ne plut pas à Zadig.

Il avait un ami nommé Cador, qui était un de ces jeunes gens à qui fa femme trouvait plus de probité et de mérite qu'aux autres : il le mit dans fa confidence, et s'assura, autant qu'il le pouvait, de fa fidélité par un préfent confidérable. Azora ayant paffé deux. jours chez une de fes amies à la campagne, revint le troifième jour à la maifon. Des domeftiques en pleurs lui annoncèrent que fon mari était mort fubitement

la nuit même, qu'on n'avait pas ofé lui porter cette funeste nouvelle, et qu'on venait d'enfevelir Zadig dans le tombeau de fes pères, au bout du jardin. Elle pleura, s'arracha les cheveux, et jura de mourir. Le foir, Cador lui demanda la permiffion de lui parler, et ils pleurèrent tous deux. Le lendemain ils pleurèrent moins', et dînèrent ensemble. Cador lui confia que fon ami lui avait laiffé la plus grande partie de fon bien, et lui fit entendre qu'il mettrait fon bonheur à partager fa fortune avec elle. La dame pleura, fe fâcha, s'adoucit; le fouper fut plus long que le dîner; on fe parla avec plus de confiance. Azora fit l'éloge du défunt; mais elle avoua qu'il avait des défauts dont Cador était exempt.

Au milieu du fouper, Cador fe plaignit d'un mal de rate violent; la dame inquiéte et empreffée fit apporter toutes les effences dont elle fe parfumait, pour effayer s'il n'y en avait pas quelqu'une qui fût bonne pour le mal de rate; elle regretta beaucoup que le grand Hermès ne fût pas encore à Babylone; elle daigna même toucher le côté où Cador fentait de fi vives douleurs. Etes-vous fujet à cette cruelle maladie? lui dit-elle avec compaffion. Elle me met quelquefois au bord du tombeau, lui répondit Cador, et il n'y a qu'un seul remède qui puiffe me soulager; c'est de m'appliquer fur le côté le nez d'un homme qui foit mort la veille. Voilà un étrange remède, dit Azora. Pas plus étrange, répondit-il, que les fachets du fieur Arnou (a) contre l'apoplexie. Cette raison

(a) Il y avait dans ce temps un babylonien, nommé Arnou, qui guériffait et prévenait toutes les apoplexies, dans les gazettes, avec un fachet pendu au cou.

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