Page images
PDF
EPUB

fond de la question; car après que nous aurons fait sur tous ces points les plus larges concessions, qu'en résultera-t-il? Ceci seulement, que dans plus d'un pays d'autres causes de souffrance et de malheur viennent s'ajouter à la coupable imprévoyance des pères de famille, et que les populations excessives auraient pu souvent trouver un soulagement temporaire, sous un gouvernement meilleur, dans une organisation sociale plus équitable, dans un commerce plus actif et plus libre, ou dans un large système d'émigrations. Est-il moins vrai que si l'instinct de la reproduction n'était jamais refréné par la prudence et par une moralité haute et difficile, toutes ces ressources seraient enfin épuisées, et qu'alors le mal serait d'autant plus sensible, qu'il n'y aurait plus ni remèdes temporaires pour le soulager, ni palliatif pour l'adoucir?

Comparer la fécondité de la terre à celle de l'espèce humaine, et soutenir que l'une sera toujours égale à l'autre, n'est pas d'hommes réfléchis. La terre a ses limites, et nul ne peut ignorer qu'en appliquant au même champ une seconde, une troisième, une quatrième, une cinquième portion de capital et de travail, on n'obtiendrait pas indéfiniment un accroissement proportionnel des produits. Qu'importent les termes exacts des deux progressions indiquées par Malthus? Il suffit, pour justifier ses doctrines, que l'une de ces progressions, que celle qui représente la propagation de notre espèce, soit plus rapide que l'autre ; résultat inévitable, si l'homme, comme la brute, n'écoute que ses instincts, s'il s'imagine que la famille est un fait qui ne doit pas tomber sous l'empire de la raison.

Tel est le résumé des deux doctrines, en ne prenant dans l'une et dans l'autre que ce qu'il y a de sérieux et de plus digne d'attention. Car des idées parfois singulières n'ont manqué ni d'un côté ni de l'autre.

Si un conseiller saxon, et après lui un écrivain d'une haute célébrité, en sont arrivés jusqu'à proposer un moyen préventif et mécanique par trop ridicule, un économiste du camp opposé a pris gravement à tâche de nous démontrer qu'une population devient nécessairement stationnaire lorsqu'elle est bien nourrie. A l'entendre, l'instinct de la propagation et le principe générateur ne retrouvent leur énergie que lorsque la nourriture diminue. C'est là, dit-il, une loi générale de la nature organique. Ainsi, le monde se trouve-t-il largement pourvu de nourriture? il n'y a pas à craindre un accroissement, mais plutôt une diminution de la population. Une partie du peuple manque-t-elle d'aliments et va-t-elle bientôt mourir de faim? admirez les lois de la nature! ces hommes affaiblis sentent par cela même leurs instincts de propagation s'animer, et, avant de mourir, ils sauvent l'espèce humaine en multipliant.

Il est curieux que cette théorie, qui n'est qu'un abus de l'argument d'analogie, ait pris naissance en Angleterre, où les classes riches, grâce

au droit qu'elles ont de faire un fils, c'est-à-dire de tout donner à l'aîné en mettant les cadets à la charge de l'Etat, ne s'imposent pas d'ordinaire la moindre contrainte conjugale, et nous montrent des familles de six, sept, huit, dix enfants. Cependant nul ne dira que ces Anglais se refusent une nourriture abondante et solide.

Si l'on regarde de près aux doctrines que nous venons de résumer, on ne tarde pas à se convaincre que l'esprit de système agite également les deux camps. Chacun s'est emparé de quelques faits irrécusables, et par une généralisation hasardée, chacun en a tiré des conclusions excessives. C'est ainsi que dans une étude où il fallait tenir un compte si exact de toutes les circonstances, et ne marcher, je dirais presque, que de distinctions en distinctions, on est nécessairement arrivé, de part et d'autre, à des généralités qui n'étaient que des abstractions aussi déraisonnables qu'inhumaines. On trouve des erreurs partout; partout aussi on retrouve une partie de la vérité. Jamais l'éclectisme ne fut plus topique et plus opportun.

Que l'espèce humaine puisse se propager avec une étonnante rapidité, c'est une vérité de fait qu'aucun homme sensé ne saurait contester. La population de l'Amérique du Nord a doublé plus d'une fois en moins de vingt-cinq ans; évidemment ce qui est arrivé en Amérique pourrait arriver partout. L'organisation physique et les instincts de l'homme ne sont pas profondément modifiés par le degré de latitude. En Amérique, pays neuf, riche en terres incultes et qui ne demandaient que des bras, du courage et un faible capital pour fournir une masse surabondante de subsistances, ce rapide accroissement fortifiait l'Etat et enrichissait la famille. En serait-il de même dans les vieilles sociétés, dans celles dont le territoire est depuis longtemps occupé par une population déjà si nombreuse? Là est toute la question. Si, comme l'Amérique du Nord, l'Europe peut suffire aux besoins d'une population double, quadruple, décuple, tous les conseils de l'école de Malthus ne sont pas seulement inutiles; la morale et l'intérêt les repoussent également. Pourquoi, en effet, retarder les mariages, et prolonger les dangers du célibat, et mesurer aux hommes les joies de la paternité, si tout chef de famille peut se voir entouré d'enfants joyeux et bien portants, et élever pour la société des travailleurs robustes et d'utiles citoyens? Si, au contraire, le jour arrive pour les vieilles sociétés, où toutes les places étant occupées, les nouveaux venus ne pourraient s'y introduire et se nourrir qu'aux dépens de l'ancienne population et en tombant avec elle dans la misère; s'il en est de ces sociétés comme de ces familles qui, heureuses tant qu'elles ne comptent que deux ou trois membres, languissent dans l'indigence le jour où huit ou dix bouches viennent autour de la table commune demander leur part; qui voudrait dans ce cas repousser les conseils de la prudence et ne pas tenir aux sociétés le langage que tout homme sensé tient aux personnes qu'il a le droit de conseiller? Combien de

fois un parent, un tuteur, un ami, ne détourne-t-il pas du mariage un jeune homme qui, dans l'ardeur de ses passions, n'en calcule pas les suites et n'en prévoit pas les douleurs! Combien de fois n'a-t-on pas représenté aux jeunes hommes tout ce qu'il y avait d'immoral et d'odieux dans cette légèreté qui amène à se donner une famille qu'on ne peut nourrir, et à s'entourer d'enfants dont on ne peut sécher les pleurs, dont, sous les étreintes du désespoir, on souhaite peut-être la mort! Nul n'a imaginé jusqu'ici de blâmer ces remontrances et de les taxer d'inhumanité et de folie.

Encore une fois, toute la question est de savoir si l'instinct de la reproduction étant, dans l'espèce humaine, laissé à lui-même, il arrive pour les États un trop-plein, comme il arrive pour une famille. Si le fait est réel, on pourra critiquer certaines applications, quelques conséquences extrêmes de la théorie de Malthus, on ne saurait révoquer en doute la théorie elle-même; car, au fond, cette théorie se réduit à ceci l'instinct aveugle de la reproduction pouvant amener des résultats exorbitants et hors de proportion avec les moyens de subsistance, l'homme doit placer cet instinct, comme tous les autres penchants, sous l'empire de la raison.

Or, en nous plaçant sur le terrain de la question, et au point de vue des adversaires de Malthus, nous avouerons volontiers que nul ne connaît au juste les limites des forces naturelles qui servent à la production, ou qui aident à la distribution des richesses. Un économiste contemporain d'Aristote ou de Cicéron n'aurait pu compter sur la pomme de terre pour la nourriture des hommes, ni, pour leur déplacement et leurs émigrations, sur les moyens de transport qui sont aujourd'hui à notre portée. Il ne se doutait pas qu'un monde nouveau offrirait un jour des terres fertiles à des millions d'Européens, et que les Gaulois mangeraient du sucre des Antilles et du riz de la Caroline. Une cinquième partie du monde est venue plus tard s'ajouter à l'Amérique, et peut-être nos neveux pourront-ils se transporter dans la Nouvelle-Zélande aussi facilement que nous pouvons aujourd'hui aller du Havre à la Nouvelle-Orléans. Qui peut affirmer que de nouvelles substances alimentaires ne seront pas découvertes, qu'on ne trouvera pas le moyen d'obtenir de la même étendue de terrain des produits pouvant suffire à la nourriture d'une population double ou triple de celle qu'on peut alimenter avec les produits actuels?

De même on peut concéder que la production de la richesse deviendra plus active, et que la distribution en sera plus facile et plus équitable à mesure que, par l'effet naturel d'une civilisation toujours croissante, tomberont les obstacles que leur opposent encore des lois imparfaites et des coutumes pernicieuses. Qui voudrait en effet, en présence des progrès déjà accomplis, désespérer des progrès qu'il nous reste à faire? Le système hypothécaire, indispensable au crédit des propriétaires fonciers, est bien incomplet; aussi voyons-nous les

T. X.-Mars 1816.

23

capitaux, qui pourraient féconder notre sol, s'en éloigner avec crainte. Cela est vrai; mais n'oubliez pas qu'hier encore la terre se trouvait enveloppée non-seulement dans les liens des hypothèques occultes, mais aussi dans les chaînes de la féodalité, du fidéicommis, de la mainmorte. Les douanes, qui ne devraient être qu'une source abondante de revenus pour le Trésor, n'ont encore pour but principal que la protection de quelques entreprises particulières qui usurpent le nom de travail national, comme si les travailleurs avaient quelque intérêt à produire plutôt une denrée qu'une autre, et à faire la fortune d'un fabricant de bas ou de couteaux, plutôt que celle d'un producteur de pendules ou de souliers. Cette plainte aussi est fondée; mais ici encore que de progrès lorsqu'on se reporte par la pensée un siècle en arrière, aux jours où, dans le même Etat, les douanes intérieures enchaînaient les communications d'une province avec l'autre, et où, à quelques pas de distance, on voyait des compatriotes, les uns manquer des denrées les plus nécessaires, les autres, faute d'échanges, 'appauvrir au sein d'une abondance stérile! Les rapports des travailleurs avec les capitalistes ne sont pas réglés sur tous les points avec l'équité et la prudence nécessaires; ici l'ouvrier, là le capitaliste, se trouve à la merci d'un mouvement d'humeur, d'un caprice, d'une machination; sans vouloir ramener l'époque des jurandes et enlever à l'industrie sa plus belle conquête, la liberté, toujours est-il que le législateur ne peut pas laisser entièrement aux généralités du droit commun les rapports de l'ouvrier avec l'entrepreneur; après avoir réglé si minutieusement le louage des choses, pourquoi te pourraitil pas fixer son attention sur le louage aujourd'hui si important du travail, non pour en supprimer la liberté et en dicter les conditions. mais pour en fixer les garanties, pour en écarter les abus, pour simplifier les contestations qu'il fait naître et en confier la décision à une juridiction prompte, économique, paternelle? Ces remarques, nous en convenons, ne sont pas à négliger: mais ici encore, peut-on se défendre d'un juste sentiment d'orgueil lorsqu'on compare notre temps au temps passé? On s'occupe sérieusement aujourd'hui de la condition des travailleurs, de leur sort, de leur avenir; on propose toutes sortes de moyens pour assurer le bonheur des classes laborieuses. Cette préoccupation générale, qui est un des signes de notre temps, a déjà donné naissance chez nous aux salles d'asile, aux caisses d'épargne, aux sociétés de secours, à de nombreuses institutions de bienfaisance. Le gouvernement seconde les efforts des particuliers, et tout récemment encore, en étendant l'institution des prud'hommes, en appelant les ouvriers au rôle d'électeurs, d'arbitres, de jurés, en les associant aux entrepreneurs dans une œuvre de justice et de protection mutuelle, il a rendu hommage à la dignité du travail, et initié les travailleurs aux soins de la vie publique. Nous applaudissons à toutes ces mesures, et nous désirons vivement les voir

s'étendre et se multiplier. Mais nous voudrions, en attendant, qu'on fût juste envers notre époque, en rappelant ce qu'étaient aux yeux de nos ancêtres ces prolétaires qu'on nous représente comme si malheureux aujourd'hui. A peine étaient-ils jadis regardés comme des hommes; il n'y avait pour eux ni justice, ni pitié. La misère les poussait-elle à l'émeute? on leur courait sus comme à des bêtes féroces, et les supplices les plus horribles les frappaient par centaines, sans que la société en fût plus émue qu'elle ne le serait aujourd'hui de quelques condamnations correctionnelles.

Quoi qu'il en soit, nous admettrons sans peine ces deux points, l'un que nous ne connaissons pas les dernières limites des forces productives de la terre, l'autre que les produits de ces forces pourront encore s'accroître et suffire à un plus grand nombre d'hommes, lorsque nos institutions et nos lois se seront améliorées, et n'opposeront plus d'obstacle au plein développement de ces forces productives et à la bonne distribution des produits.

Dès lors, nous devons en convenir, si l'on considère l'espèce humaine comme une seule et même famille, comme une famille patriarcale que rien ne trouble et ne divise, et notre globe tout entier comme un seul et même domaine sur lequel cette grande famille peut s'établir à son aise et se distribuer également sans rencontrer d'obstacle, il n'y a aucune raison de s'alarmer de l'accroissement de la population. Car le domaine est vaste et ses forces productives sont loin d'être épuisées. La famille peut donc s'augmenter et s'étendre l'espace ne lui manquera pas; il est des terres immenses qui ne sont pas encore occupées, et il est possible que les terres déjà occupées puissent, et par une meilleure culture, et par le perfectionnement des institutions sociales, suffire à un plus grand nombre d'habitants que celui qu'elles alimentent aujourd'hui. Ajournons donc, on peut nous dire, à quel ques milliers d'années ces tristes débats sur l'accroissement de la population. La Providence n'a probablement pas livré la terre à l'espèce humaine pour que la plus grande partie en demeure inculte ou mal cultivée. Si l'on ralentit par des alarmes prématurées le développement de notre espèce, qui voudra pénétrer dans ces déserts qui n'ont encore entendu que les hurlements de la bête fauve ou les cris de quelque sauvage? L'espèce humaine ne se propage que sous l'empire du besoin; ceux qui se trouvent bien dans un lieu ne vont pas chercher fortune ailleurs.

Sans remonter à l'histoire du monde ancien, voyez les colons du Nouveau-Monde. Auraient-ils abandonné les montagnes de la Suisse, les bords du Rhin, les coteaux de l'Irlande, ces pays si chers, si vivement regrettés; auraient-ils bravé les souffrances d'une longue na→ vigation, les fatigues du défrichement, les embûches des sauvages, les dangers d'un climat inconnu, d'une terre inhabitée, s'ils n'avaient été poussés par la faim, si un débordement de population ne

« PreviousContinue »