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DES SERVICES MARITIMES

ENTRE LES MAINS DE L'ÉTAT.

PAQUEBOTS D'ORIENT.

Si les esprits sont partagés sur la convenance qu'il y a, de loin en loin, à préférer, pour certains services, l'action administrative à l'action privée, la puissance de l'État au ressort de la libre spéculation, il ne saurait venir à la pensée de personne qu'un monopole de ce genre puisse se défendre quand il n'embrasse pas la totalité des éléments que ce service renferme, quand il en néglige les plus essentiels, et n'opère pas dans toute sa plénitude. En pareil cas, l'intervention du gouvernement ne saurait être qu'un acte fâcheux: il empêche et ne fait pas, il nuit à plus d'intérêts qu'il n'en dessert, et, sans profit pour lui, expose l'activité du pays à une langueur funeste.

Parmi les monopoles actuellement en vigueur, il en est deux qui réalisent à peu près ce qu'on est en droit d'attendre de la gestion administrative; ce sont la régie des tabacs et le service des dépêches à l'intérieur du royaume. Tout n'y est pas sans reproche, bien s'en faut, plus d'un détail exigerait des réformes; mais on peut dire toutefois que ces institutions satisfont d'une manière plus ou moins heureuse à l'ensemble des besoins qu'elles ont pour mission de défrayer. On ne les voit pas négliger leurs attributs les plus importants sous le prétexte de difficultés à vaincre, paralyser l'essor particulier sur des points où leur propre initiative est en défaut, enfin faire si incomplétement les choses qu'il y ait souffrance vive et malaise croissant.

Ces reproches, qu'on ne saurait adresser, sans réserve du moins, à l'administration des postes et à la régie des tabacs, sont malheureusement fondés si on les adresse à un autre service, celui des paquebots d'Orient. Par le fait d'une organisation incomplète, ce service expose aujourd'hui à des dommages profonds, à un amoindrissement réel, nonseulement les intérêts de notre marine et de notre transit, mais encore l'influence de notre pavillon dans tout le bassin de la Méditerranée. C'est ce que développe avec autant de force que de talent l'une des plus honorables maisons de commerce de Marseille', dans une 1 Note remise à M. le ministre des finances, par MM. Bruno Rostan et compagnie, de Marseille.

note qu'elle vient de faire remettre à M. le ministre des finances. Avant d'entrer dans le fond de ce débat, il est deux réserves à faire : la première touche le personnel du service existant, dont sa loyauté et les lumières ne sont contestées par personne. Si la position est ingrate, les hommes luttent contre elle avec des intentions droites et un zèle persévérant. Une seconde réserve, c'est celle-ci : aujourd'hui onéreuse à nos intérêts commerciaux, la création des paquebots qui desservent les diverses lignes de l'Orient fut, dans l'origine, un bienfait réel et un grand élément de relations. Quand le gouvernement français s'engagea dans cette voie, la spéculation particulière n'aurait pu en aucune manière fournir les éléments d'un service aussi étendu et aussi coûteux. La vapeur était alors bien nouvelle sur les mers, et l'industrie privée qui procède par tâtonnements, qui mesure ses essais à ses forces et à sa prudence, ne devait pas s'aventurer avant quelques années dans des tentatives pareilles. Il s'agissait d'ailleurs de sommes considérables, d'un capital énorme, que l'esprit d'entreprises, même enhardi par l'association, ne pouvait envisager sans faiblir. L'État s'empara donc d'un rôle que personne n'osait aborder. Ce fut un acte sage et prévoyant, un acte politique. On prenait ainsi les devants sur les autres marines, on donnait un gage à la sécurité de notre commerce, on affermissait le vieil ascendant de la France en Orient.

Douze paquebots à vapeur de la force de 160 chevaux furent affectés à cette navigation, et fournirent un service régulier entre la France et les Échelles du Levant. Ces bâtiments, commandés par des officiers de la marine royale, devaient recevoir les dépêches et se charger des voyageurs. La loi qui pourvut à cette organisation promettait en outre que, dans un délai prochain, les marchandises, et surtout les marchandises précieuses, pourraient profiter de ce rapide moyen de transport. Il semblait alors que, pour faire jouir nos ports de mer de cet avantage, il suffisait d'arrêter quelques combinaisons fort simples au sujet de la responsabilité des agents de l'Etat en matière commerciale. Cependant voici bientôt dix années que cette lacune existe au grand préjudice de nos échanges, et aujourd'hui elle pèse sur l'institution de manière à la rendre plus dommageable qu'utile.

Tant qu'aucune concurrence ne s'éleva, les inconvénients, quoique réels, furent peu sensibles. Notre commerce et notre transit ne recevaient d'aliments que de la navigation à voiles; mais l'étranger en était au même point. La concurrence de Trieste modifia cet état de choses; le Lloyd autrichien se fonda, puis grandit à vue d'œil avec l'appui et les subventions du gouvernement impérial. Ce serait une curieuse histoire à écrire que celle de ce Lloyd, dont les débuts ont été si modestes, et qui tient maintenant notre commerce du Levant en échec; on y verrait ce que peuvent la persévérance et l'activité mises au service d'une idée juste, et quelles ressources suggère l'aiguillon d'un

T. X. Fécr.er 1843.

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intérêt direct. Le gouvernement français avait une ligne de paquebots parfaitement établie, astreinte à des départs réguliers, pourvue de bâtiments éprouvés et bien commandés, quand le Lloyd autrichien engagea la lutte et y préluda par un service insignifiant. Ses paquebots n'avaient ni une force suffisante ni des emménagements commodes; cependant il tint bon, se signala par des voyages rapides, montra tant d'énergie et d'habileté, que le cabinet de Vienne fut entraîné et vint à son aide. Depuis lors le Lloyd autrichien n'a fait qu'accroître ses conquêtes. Enfant de l'industrie privée, il n'a pas été gêné dans son essor par les obstacles qu'entraîne toujours une gestion officielle; libre de ses mouvements, il a pu se charger des marchandises, et a reçu sur ses bateaux les produits que la Belgique, la Suisse et l'Allemagne envoient dans l'Orient; il a, par des franchises dans les quarantaines et des traversées directes, attiré vers Trieste le mouvement des voyageurs, et cela au point que nos consuls généraux et nos ambassadeurs eux-mêmes prennent aujourd'hui cette voie, soit pour regagner le sol natal, soit pour se rendre au lieu de leur résidence.

C'est ainsi que peu à peu la vie nous déserte et passe dans un port rival. Le Lloyd autrichien compte actuellement vingt bateaux à vapeur qui se multiplient par la célérité de leurs opérations, et nous devancent partout où il y a quelques bénéfices à glaner. Dans quelque Echelle du Levant que l'on aborde, on y voit flotter son pavillon à côté des couleurs de l'Autriche : il a ainsi un double caractère, privé et public. Ce n'est pas tout en dehors du service direct entre l'Orient et Trieste, le Lloyd a su se ménager un mouvement intermédiaire qui embrasse tous les ports du Levant, et s'étend de Constantinople à Salonique ou à Trébisonde, de Smyrne à Constantinople ou en Syrie. Ces relations d'Echelle à Echelle, qui, de temps immémorial, avaient appartenu à la France, ont ainsi passé peu à peu entre les mains de l'Autriche, et, avec les relations, l'influence qui s'y rattache.

Ce qui fait la force du Lloyd, ce qui assure sa supériorité, c'est qu'il peut effectuer sur tous les points la cueillette de la marchandise précieuse, susceptible de payer un fret élevé, tandis que nos paquebots de l'Etat repoussent et dédaignent cet élément de bénéfice. Encore si le gouvernement français ne nuisait en cela qu'à lui-même ! Mais le mal direct qui l'atteint n'est rien en comparaison des dommages indirects que ces ruineuses mesures font éprouver tant au commerce de nos ports méridionaux qu'au transit général du royaume. Il est tel produit français, par exemple les soieries, qui trouverait de l'avantage à emprunter la voie de Trieste pour arriver plus vite sur les marchés d'Orient. A plus forte raison l'Allemagne rhénane, la Belgique et la Suisse obéissent-elles à un mouvement naturel de convenance en choisissant cette voie. Pour le retour, même désavantage. Bâle reçoit en un moindre délai, par l'entremise du Lloyd, les soies du Levant destinées aux manufactures helvétiques, que Marseille, obligée de recourir

à la navigation à voile, ne reçoit celles destinées aux fabriques de Nimes, d'Avignon et de Lyon. On a même vu quelquefois à Paris des soies transportées par la vapeur et arrivées par la voie de Londres; tandis que Marseille attendait encore les qualités analogues. Ce sont là d'étranges et tristes anomalies.

Ces faits sont graves; ils frappent le transit dans ce qu'il a de plus vital, ferment à notre industrie de précieux débouchés, et dépouillent le commerce français au profit d'un commerce rival et d'une navigation étrangère. Nos fabriques reçoivent tardivement des objets nécessaires à leur consommation, et l'Orient incline peu à peu à porter ses ordres d'achat en produits manufacturés là où les relations sont plus actives et les communications plus rapides. La certitude de recevoir la marchandise à jour fixe est un motif déterminant dans la direction que prennent les commandes; il faut done y regarder de près et aviser à temps si l'on ne veut pas les voir se détourner de nous pour aller vers des marchés plus propices.

Pour conjurer cette situation, il n'y a de choix qu'entre deux mesures. La première serait d'engager résolument l'Etat dans toute l'étendue de ce service en le forçant à devenir pour le Lloyd autrichien un concurrent sérieux; la seconde serait au contraire de le dégager peu à peu d'un rôle qu'il ne remplit qu'imparfaitement et de lui substituer l'action de l'industrie privée au moyen d'encouragements discrets et en échange d'obligations parallèles.

Ce n'est pas la première fois que l'administration songe à étendre le cercle des opérations de ses paquebots à vapeur et à y comprendre le transport des marchandises. La question a été étudiée à propos de l'organisation des lignes transatlantiques et n'a pas été résolue affirmativement, puisqu'on renonce à cette exploitation, trop coûteuse, à cé qu'il semble, en raison de l'importance de notre état colonial. Pour les paquebots d'Orient, un projet de loi est à l'étude; le Conseil d'Etat en est saisi. On y propose d'autoriser nos paquebots à prendre vingt tonneaux de fret par voyage en marchandises spécifiées. Les soies, si nos informations sont exactes, en seraient exclues : ce serait la plus vive critique que l'on pût faire de la mesure et l'aveu que l'on cherche à la frapper d'une impuissance anticipée.

Au fond la difficulté est réelle. Dans tous les pays où des services semblables ont été établis, c'est l'industrie particulière qui en a eu l'investiture, sous la surveillance et avec les subventions de l'Etat. Le droit d'arborer la flamme au sommet des mâts indique ce caractère mixte et donne plus d'ascendant au pavillon sans engager la responsabilité des gouvernements. En Angleterre, c'est la compagnie Cunard et d'autres encore; à Trieste, c'est le Lloyd autrichien. Aucune de ces entreprises ne se dérobe aux prescriptions du droit commun et ne cherche dans les priviléges d'un service public un abri contre la légalité ordinaire. Ainsi combinées, ces entreprises ont toute la liberté de leurs mouve→

ments et peuvent étendre sur l'ensemble des affaires le réseau de leurs opérations. Quand l'Etat est en nom, quand il administre par luimême, avec ses officiers et ses agents, d'une manière directe et ouverte, la position change. Il est des devoirs imposés aux capitaines marchands auxquels les capitaines de la marine militaire ne peuvent être astreints sans dommage pour leur dignité; il est une responsabilité que contracte l'armateur d'un bâtiment soit envers les chargeurs, soit envers les consignataires, et que l'Etat ne saurait encourir sans de notables inconvénients. Les titres VIII, X, XI et XII du Code de commerce renferment une foule de dispositions, entre autres celles du jet à la mer et des avaries communes, qui exigent des études spéciales, des transactions promptes, et exposeraient l'Etat soit à des procès épineux, soit à des répétitions considérables. Dans un service où l'administration traiterait avec le public d'égal à égal, il ne saurait être question de lois exceptionnelles; ainsi, à quelque point que l'on se place, il y a des embarras en perspective.

Sans doute c'est par des considérations de ce genre que l'administration a été arrêtée toutes les fois qu'elle a songé à obéir au vœu de la loi et aux besoins du commerce en agrandissant le cercle des opérations des paquebots d'Orient. Les meilleures intentions ont dû reculer devant les obstacles. Cependant, même imparfait, ce service devait être maintenu tant que la spéculation particulière ne se sentait pas assez forte pour suppléer la gestion administrative. La vapeur militaire ne pouvait déserter les parages de l'Orient avant que la vapeur marchande fût en position de s'y montrer. Il semble aujourd'hui que ce moment est arrivé. Un document que nous avons sous les yeux annonce la formation d'une compagnie à laquelle ont concouru les maisons les plus recommandables du commerce de Marseille et qui doit affecter à la ligne du Levant trois bateaux à vapeur en fer, construits d'après de nouveaux modèles. L'énoncé de ce seul fait renferme une accusation bien grave contre l'état de choses actuel. Le commerce en éprouve de telles souffrances, qu'il ne craint pas d'entrer en concurrence avec l'administration. Le Trésor entretient sur les routes de l'Orient douze paquebots, commandés par des officiers habiles, et l'industrie privée a tellement la conscience que ce service est incomplet et insuffisant, qu'elle va s'engager à la suite de l'Etat dans la même ligne d'opérations avec l'assurance de recueillir du profit là où il ne rencontre que des sacrifices. C'est une chose grave, je le répète, et qui doit donner à réfléchir. Pour en venir là, il a fallu peut-être que le dommage causé à notre commerce lui donnât la force de recourir à des moyens héroïques. L'administration ne voulant pas et ne pouvant pas le sauver, il a pris le parti d'aviser lui-même et de se sauver par ses propres mains.

Il est de la dignité du gouvernement, et c'est en même temps de sa part un acte de justice, de voir d'un œil favorable et de tendre la main.

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