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seulement la liberté n'est plus une bonne organisation, mais elle n'existe pas.

C'est donc une grave contradiction de dire qu'on emprunte là la liberté et ici la contrainte, pour en faire un monstrueux ou plutôt un impossible mélange.

Je me ferai mieux comprendre en abordant quelques détails.

Vous reprochez à l'école libérale d'être cruelle, et dès lors vous empruntez à l'école arbitraire la «< chaleur de sa charité. » — Voilà la généralité, voici l'application.

Vous accusez les économistes d'interdire le mariage, de conseiller la stérilité, et par opposition, vous voulez que l'État adopte les enfants orphelins ou trop nombreux.

Vous accusez les économistes de proscrire et de railler l'aumône, - et par opposition, vous voulez que l'Etat s'interpose entre les masses el leurs misères.

Vous accusez les économistes de dire aux prolétaires : « Travaillez ou mourez, et par opposition, vous voulez que la société proclame le droit au travail, le droit de vivre.

Examinons ces trois antithèses, que j'aurais pu multiplier; cela suffira pour reconnaître s'il est possible de ramasser ainsi des dogmes dans des écoles opposées et d'accomplir entre eux une solide alliance.

Je ne veux point encombrer par des discussions de détails le terrain des principes sur lequel j'entends me maintenir. Je ferai cependant une remarque préliminaire. Il y a longtemps qu'on a dit que le moyen le plus sûr, mais certainement le moins loyal, de combattre son adversaire, c'était de lui prêter des sentiments outrés, des idées fausses et des paroles qu'il n'a jamais prononcées. Je vous crois incapable de recourir sciemment à un tel artifice; mais, soit entraînement de la phrase à effet, soit exigences de concision, il est certain que vous attribuez aux économistes un langage qui ne fut jamais le leur.

Ce

Jamais ils n'ont conseillé la stérilité, interdit le mariage. reproche pourrait être adressé avec plus de raison et vous l'adressez en effet au fouriérisme.— S'ils ont, non pas maudit, mais déploré l'excès de la population, ce mot même « excès » que vous employez les justifie.

Ce qu'ils ont dit sur ce grave sujet, le voici : « L'homme est un être libre, responsable et intelligent. - Parce qu'il est libre, il dirige ses actions par sa volonté ; - parce qu'il est responsable, il recueille la récompense ou le châtiment de ses actions, selon qu'elles sont ou ne sont pas conformes aux lois de son être ; - parce qu'il est intelligent, sa volonté et par suite ses actes se perfectionnent sans cesse ou par la lumière de la prévoyance ou par les leçons fatales de l'expérience. C'est un fait que les hommes, comme tous les êtres qui ont vie, peuvent se multiplier au delà de leurs moyens actuels de subsistance. C'est un autre fait que lorsque l'équilibre est rompu entre le nombre

des hommes et les ressources qui les font vivre, il y a malaise et souffrance dans la société. Donc, il n'y a pas d'autre alternative: il faut prévoir pour que l'équilibre se maintienne, ou souffrir pour qu'il se rétablisse. Nous concluons qu'il est à désirer que la population, prise en masse, ne suive pas une progression trop rapide, et pour cela, que les individus qui la composent n'entrent dans l'état du mariage qu'autant qu'ils ont la chance probable de pouvoir entretenir une -famille. -Et comme les hommes sont libres, comme nous n'admettons pas de législation coercitive ou restrictive en cette matière, nous nous adressons à leur raison, à leurs sentiments, à leur bon sens. Le langage que nous leur faisons entendre n'a rien d'utopique ou d'abstrait. Nous leur disons avec la sagesse des siècles et ce sens si commun qu'il est presque de l'instinct : « C'est donner la vie à des malheureux, c'est se rendre malheureux soi-même que de se charger imprademment ou prématurément d'une famille qu'on n'a pas encore les moyens d'élever. » Nous ajoutons. Si ces actes individuels d'imprévoyance sont trop multipliés, la société a plus d'enfants qu'elle n'en peut nourrir; elle souffre, car l'homme n'est pas seulement soumis à la loi de la responsabilité, mais encore à celle de la solidarité, et c'est pour cela que les économistes s'attachent à exposer toutes les conséquences fatales de la multiplication désordonnée des êtres humains, afin que l'opinion intervienne avec son action toute-puissante, car ils croient sincèrement que contre ce terrible phénomène, la société n'a que cette alternative, la prévoyance ou la souffrance.

Mais vous, monsieur, vous lui apportez un expédient. Vous ne pensez pas qu'elle doit prévoir pour ne pas souffrir, et vous ne voulez pas qu'elle souffre pour n'avoir pas prévu. Vous dites : « Que l'État adopte les enfants trop nombreux. »

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Voilà certes qui est bientôt décrété. Mais avec quoi, s'il vous plaît, les entretiendra-t-il? Sans doute avec des aliments, des vêtements, des produits prélevés sur la masse sous forme d'impôts, car l'État, que je sache, n'a pas de ressources à lui, indépendantes du travail national. - Ainsi la grande loi de la responsabilité sera éludée. Ceux qui, dans des vues personnelles peut-être, mais parfaitement conformes à l'intérêt public, se seront conduits d'après les règles de la prudence, de l'honnêteté et de la raison, se seront abstenus ou auront retardé le moment de s'entourer d'une famille, se verront contraints de nourrir les enfants de ceux qui se seront abandonnés à la brutalité de leurs instincts. Mais le mal sera-t-il guéri au moins? Bien au contraire, il s'aggravera sans cesse, car en même temps qu'on ne pourra plus compter sur la prévoyance qui n'aura plus rien de rationnel, la soufrance elle-même, sans cesser d'agir, n'agira plus comme châtiment, comme frein, comme leçon, comme force équilibrante; elle perdra sa moralité; il n'y aura plus rien en elle qui l'explique et la justifie, et c'est alors que l'homme pourra sans blasphemer dire à l'auteur des

choses: «A quoi sert le mal sur la terre, puisqu'il n'a pas de cause finale? »

On peut faire sur la charité les mêmes remarques. D'abord, jamais la science économique n'a proscrit ni raillé l'aumône. La science ne raille pas et ne proscrit rien; elle observe, déduit et expose.

Ensuite, l'économie politique distingue la charité volontaire de la charité légale ou forcée. L'une, par cela même qu'elle est volontaire, se rattache au principe de la liberté et entre comme élément harmonique dans le jeu des lois sociales; l'autre, parce qu'elle est forcée, appartient aux écoles qui ont adopté la doctrine de la contrainte, et inflige au corps social des maux inévitables. La misère est méritée ou imméritée, et il n'y a que la charité libre et spontanée qui puisse faire cette distinction essentielle. Si elle a des secours même pour l'être dégradé qui a encouru son malheur par sa faute, elle les distribue d'une main parcimonieuse, justement dans la mesure nécessaire pour que la punition ne soit pas trop sévère, et elle n'encourage pas par d'inopportunes délicatesses des sentiments abjects et méprisables, qui, dans l'intérêt général, ne doivent pas être encouragés. Elle réserve pour les infortunes imméritées et cachées la libéralité de ses dons et ce secret, cette ombre, ces ménagements auxquels a droit le malheur au nom de la dignité humaine.

Mais la charité légale, contrainte, organisée, décrétée comme une dette du côté du donateur et une créance positive du côté du donataire, ne fait ni ne peut faire une telle distinction. Permettez-moi d'invoquer ici l'autorité d'un auteur trop peu connu et trop peu consulté en ces matières :

<< Il est plusieurs genres de vices, dit M. Charles Comte, dont le « principal effet est de produire la misère pour celui qui les a con« tractés. Une institution qui a pour objet de mettre à l'abri de la << misère toute sorte de personnes sans distinction des causes qui l'ont produite a donc pour résultat d'encourager tous les vices qui con<< duisent à la pauvreté. Les tribunaux ne peuvent condamner à l'a« mende les individus qui sont coupables de paresse, d'intempérance, << d'imprévoyance et d'autres vices de ce genre; mais la nature, qui a « fait à l'homme une loi du travail, de la tempérance, de la modé<< ration, de la prévoyance, a pris sur elle d'infliger aux coupables les a châtiments qu'ils encourent. Rendre ces châtiments vains en donnant u droit à des secours à ceux qui les ont encourus, c'est laisser au vice << tous les attraits qu'il a; c'est laisser agir, de plus, les maux qu'il a produit pour les individus auxquels il est étranger, et affaiblir ou a détruire les seules peines qui peuvent le réprimer. »

Ainsi la charité gouvernementale, indépendamment de ce qu'elle viole les principes de la liberté et de la propriété, intervertit encore les lois de la responsabilité, et en établissant une sorte de communauté de droit entre les classes aisées et les classes pauvres, elle ôte à

l'aisance le caractère de récompense, à la misère le caractère de chatiment que la nature des choses leur avait imprimé.

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Vous voulez que l'État s'interpose entre les masses et leur misère. - Mais avec quoi? Avec des capitaux. Et d'où les tirera-t-il? - De l'impôt; il aura un budget des pauvres. — Il faudra donc que, soutirant ces capitaux à la circulation générale, il fasse retomber sur les masses, sous forme d'aumônes, ce qui leur arrivait sous forme de salaires?

:

Enfin vous proclamez le droit du prolétaire au travail, au salaire, à la subsistance. Et qui jamais a contesté à qui que ce soit le droit de travailler et par conséquent le droit à une juste rémunération? Est-ce sous le régime de la liberté qu'un tel droit peut être dénié? Mais, dites-vous en nous plaçant dans une terrible hypothèse, « si la société n'a pas du travail pour tous ses membres, si son capital ne suffit pas pour donner à tous de l'occupation? » Eh bien! cette supposition extrême implique que la population a dépassé ses moyens de subsistance. Je vois bien alors par quels procédés la liberté tend à rétablir l'équi libre je vois les salaires et les profits baisser, c'est-à-dire je vois diminuer la part de chacun à la masse commune; je vois les encouragements au mariage s'affaiblir, les naissances diminuer, peut-être la mortalité augmenter jusqu'à ce que le niveau soit rétabli. Je vois que ce sont là des maux, des souffrances; je le vois et je le déplore. Mais ce que je ne vois pas, c'est que la société puisse éviter ces maux en proclamant le droit au travail, en décrétant que l'Etat prendra sur les capitaux insuffisants de quoi fournir du travail à ceux qui en manquent, car il me semble que c'est faire le plein d'une part en faisant le vide de l'autre ; c'est agir comme cet homme simple qui, voulant remplir un tonneau, puisait par-dessous de quoi verser par-dessus; ou comme un médecin qui, pour donner des forces au malade, introduirait dans le bras droit le sang qu'il aurait tiré au bras gauche.

A nos yeux, dans l'hypothèse extrême où l'on nous force de raisonner, de tels expédients ne sont pas seulement inefficaces, ils sont essentiellement nuisibles. L'Etat ne déplace pas seulement les capitaux, il retient une partie de ceux auxquels il touche, et trouble l'action de ceux qu'il ne touche pas. De plus, la nouvelle distribution des salaires est moins équitable que celle à laquelle présidait la liberté, et ne se proportionne pas comme celle-ci aux justes droits de la capacité et de la moralité. Enfin, loin de diminuer les souffrances sociales, elle les aggrave au contraire. Ces expédients ne font rien pour rétablir l'équilibre rompu entre le nombre des hommes et leurs moyens d'exister; bien loin de là, ils tendent à déranger de plus en plus cet équilibre.

Mais si nous pensons que la société peut être placée dans une situation telle qu'elle n'a que le choix des maux, si nous pensons qu'en ce cas la liberté lui apporte les remèdes les plus efficaces et les moins douloureux, prenez garde que nous croyons aussi qu'elle agit surtout

comme moyen préventif. Avant de rétablir l'équilibre entre les hommes et les subsistances, elle agit pour empêcher que cet équilibre ne soit rompu, parce qu'elle laisse toutes leurs influences aux motifs qu'ont les hommes d'être moraux, actifs, tempérants et prévoyants. Nous ne nions pas que ce qui suit l'oubli de ces vertus, c'est la souffrance; mais vouloir qu'il n'en soit pas ainsi, c'est vouloir qu'un peuple ignorant et vicieux jouisse du même degré de bien-être et de bonheur qu'un peuple moral et éclairé.

Il est si vrai que la liberté prévient les maux dont vous cherchez le remède dans le droit au travail, que vous reconnaissez vous-même que ce droit est sans application aux industries qui jouissent d'une entière liberté : « Laissons de côté, dites-vous, le cordonnier, le tail«<leur, le maréchal, le charron, le tonnelier, le serrurier, le maçon, <«<le charpentier, le menuisier..... Le sort de tous ceux-là est hors de <«< cause. » Mais le sort des ouvriers des fabriques serait aussi hors de cause si l'industrie manufacturière vivait d'une vie naturelle, ne posait le pied que sur un terrain solide, ne progressait qu'à mesure des besoins, ne comptait pas sur les prix factices et variables de la protection, une des formes émanées de la théorie de l'arbitraire.

Vous proclamez le droit au travail, vous l'érigez en principe; mais en même temps, vous montrez peu de foi dans ce principe. Voyez en effet dans quelles étroites limites vous circonscrivez son action. Ce droit au travail ne pourra être invoqué que dans des cas rares, dans des cas extrêmes, pour cause de vie seulement (propter vitam), et à la condition que son application ne créera jamais contre le travail des industries libres et le tarif des salaires volontaires la concurrence meurtrière de l'État.

Réduites à ces termes, les mesures que vous annoncez sont du domaine de la police plutôt que de l'économic sociale. Je crois pouvoir affirmer, au nom des économistes, qu'ils n'ont pas d'objections sérieuses à faire contre l'intervention de l'Etat dans des cas rares, extrêmes, où, sans nuire aux industries libres, sans altérer le tarif des salaires volontaires, il serait possible de venir, propter vitam, au secours d'ouvriers momentanément, brusquement déplacés sous le de crises industrielles imprévues. coup Mais, je vous le demande, pour aboutir à ces mesures d'exception, fallait-il remuer toutes les théories des écoles les plus opposées? fallait-il élever drapeau contre drapeau, principe contre principe, et faire retentir aux oreilles des masses ces mots trompeurs droit au travail, droit de vivre? Je vous dirai, en empruntant vos propres expressions : « Ces idées ne sont si sonores que parce qu'il n'y a rien dedans que du vent et des tempêtes. >>

Monsieur, je ne pense pas que le Ciel ait jamais accordé à un homme des dons plus précieux que ceux qu'il vous a prodigués. Il y a assez de chaleur dans votre âme, assez de puissance dans votre génie pour que

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