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sages, parce que les lois se sont constamment trouvées inefficaces pour prévenir et pour réprimer les luttes de ce genre de l'autre côté du détroit; équitables, parce que les maîtres ont mille moyens d'échapper à la loi, et s'ils ne se coalisent pas ouvertement, il leur est plus facile qu'aux ouvriers de prendre certaines mesures uniformes pour sauvegarder leurs intérêts et pour annuler des prétentions contraires aux principes généraux qui dirigent la production. La France, qui a détruit jusqu'aux dernières traces du travail réglementé, devrait imiter l'exemple de l'Angleterre et modifier sa législation sur les coalitions, en ce sens que les violences seules faites aux ouvriers par les meneurs, ou dirigées contre les entrepreneurs, entraîneraient la répression pénale, mais que le simple fait d'une réunion pacifique ne serait désormais plus considéré comme un délit. Ni les ouvriers ni les maîtres ne sont assez puissants pour changer les conditions générales qui président à la distribution des salaires et des profits, et lors même que la science économique ne fournirait pas des démonstrations éclatantes à l'appui de cette vérité, l'expérience serait là pour lui donner une sanction solennelle. Combien de fois, dans les grands centres manufacturiers de l'Angleterre, n'a-t-on pas arrêté des tarifs d'un commun accord! et toujours il a fallu y déroger. Les salaires, comme tous les prix courants, sont déterminés par la demande et l'offre, qui, à leur tour, sont réglées par les besoins de la consommation. Si la consommation s'arrête, si elle descend au-dessous d'une certaine limite par une de ces causes nombreuses et souvent mystérieuses que renferme la société, le manufacturier se verra forcé d'arrêter son usine plutôt que de payer un salaire qui le ruinerait inévitablement. Il a bien signé un tarif, mais il n'a pas pris et ne pouvait prendre l'engagement de fournir, dans les cas imprévus, du travail aux ouvriers de sa fabrique; il préférera donc le chômage complet ou partiel à une activité qui ne tarderait pas à le ruiner. Que feront alors les ouvriers? Ils lui offriront, ainsi que cela est arrivé mille fois, une réduction dans les salaires, et l'entrepreneur lui-même sera appelé à fixer le montant de cette réduction. Si, au contraire, des besoins extraordinaires amenaient une demande plus forte de la main-d'œuvre, les ouvriers imposeraient des conditions au maître, qui les accepterait dans la limite de ses profits.

Revenons maintenant à l'accusation capitale qu'on dirige contre le régime industriel, et tâchons d'établir par des faits généraux, par des rapprochements saisissables, la situation des classes ouvrières et l'amélioration du sort des deux dernières générations. Il s'est fait depuis cinquante ans une remarquable transformation économique dans tous les Etats européens, mais particulièrement en France. Le sol, affranchi chez nous des priviléges, a été livré à de nouvelles cultures; il s'est divisé, et le nombre des propriétaires s'est accru dans des proportions considérables. Le rapport qui existe entre les subsistances et la population est le meilleur indice de la situation économique des individus.

T. X. - Décembre 1944.

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Malthus a prétendu que l'accroissement de la population suivait une progression géométrique, tandis que la progression des subsistances n'affectait qu'une progression arithmétique, et que dès lors le genre humain était inévitablement exposé, dans un temps peu éloigné, à une famine universelle. Cette formule, sur laquelle on a bâti toute une théorie de la population, et dans laquelle on a puisé les plus sinistres prévisions, a été démentie par l'expérience. Il y a plus : dans la plupart des Etats de l'Europe, la production des subsistances a suivi une marche plus rapide que l'accroissement de la population, et aujourd'hui chaque individu consomme une plus grande masse d'aliments que dans le siècle passé. Et ce qu'il faut surtout remarquer, c'est que l'alimentation des peuples n'est plus exposée à ces terribles perturbations causées par les disettes et les famines, si fréquentes jusqu'au commencement du dix-neuvième siècle : la variété des cultures et les perfectionnements agricoles ont conjuré ce double fléau d'une manière presque absolue. On évaluait, en 1791, la production totale du blé en France à environ 47 millions d'hectolitres; ce qui donnait, déduction faite des semences, pour chaque habitant un hectolitre 65 centilitres. En 1840, la même production est évaluée à 70 millions d'hectolitres, et par individu à un hectolitre 82 centilitres. Il est à remarquer que les surfaces cultivées en blé sont à peu près ce qu'elles étaient avant la Révolution, et qu'on doit l'accroissement de la production au perfectionnement des cultures. Maintenant, si l'on tient compte des autres produits agricoles, des racines, des plantes légumineuses qui se cultivent chaque année sur une plus vaste échelle, sur des terrains qui étaient, avant la Révolution, abandonnés ou occupés par les forêts, on conviendra aisément que la masse des subsistances s'est accrue dans une proportion plus rapide que la population. Il n'est ici question que des aliments qui servent à toutes les classes de la population, et pour lesquels la distribution est presque toujours la même. La part des uns ne peut pas être absorbée entièrement par les autres, et il n'en est pas du pain, des légumes, de la viande, comme des objets de luxe et de commodité, qui se distribuent, selon les fortunes, d'une manière très-inégale. Un homme, quelle que soit sa richesse, ne peut consommer qu'une certaine quantité de viande, de pain et de légumes par jour, tandis qu'il lui est facile de faire une dépense considérable pour des produits qui sont inaccessibles au grand nombre. Le fait général que nous venons d'énoncer est incontestable; il ressort à la fois des documents officiels et des observations particulières qui doivent inspirer le plus de confiance.

Quels ont été les résultats du développement du travail manufacturier? Évidemment les matières ouvrées se sont accrues dans des proportions au moins aussi fortes que les substances alimentaires, et l'on peut dire sans exagération que la masse des tissus de toute espèce s'est plus que doublée et peut-être triplée depuis cinquante ans. Le

même progrès s'est fait sentir dans tous les autres produits qui servent au vêtement de l'homme. La plus grande quantité des matières premières enlevées à la terre et le perfectionnement des procédés techniques ont conduit à ce résultat. Si l'on objectait qu'une partie des marchandises fabriquées est destinée au commerce extérieur, nous ferions remarquer que ce sont là des échanges, et que nous recevons toujours l'équivalent de nos exportations. On nous fournit, en retour de nos tissus et des produits naturels de notre sol, des denrées tropicales et même des produits manufacturés. Sans nous perdre dans des détails statistiques, on peut donc affirmer que les populations sont aujourd'hui mieux vêtues qu'à la fin du siècle passé que chaque individu a une plus grande quantité d'étoffes et d'autres matières pour s'habiller et se couvrir, et que, sous ce rapport encore, il y a un progrès considérable. Il suffit d'ailleurs pour constater ce fait, et sans avoir recours aux chiffres, de se reporter aux premières années du siècle, et, si l'on veut être de bonne foi, on trouvera qu'il existe une différence énorme en faveur de notre temps pour le vêtement des individus des classes inférieures. Même observation pour la demeure du travailleur: à la ville comme à la campagne, son habitation est mieux close et plus commode qu'il y a cinquante ans, et trèssouvent ses meubles, en servant à ses besoins, ornent encore sa demeure. Nous ne faisons point ici une apologie de la situation des classes ouvrières, situation qui laisse certainement beaucoup à désirer, et qui offre souvent de douloureuses exceptions. Mais une situation ne peut s'établir que par des comparaisons, et ces comparaisons, nous ne pouvons les faire qu'en cherchant un des termes dans le passé et en prenant l'autre dans le présent. S'il s'agissait purement et simplement d'obtenir des effets dramatiques, des tableaux sombres et déchirants, des éléments qui servissent à dresser un acte d'accusation contre les gouvernements et les classes supérieures de la société, il serait plus logique de chercher des exemples dans le dix-huitième ou dans le dix-septième siècle. C'est là qu'on trouverait d'affreuses misères causées, non pas par l'industrie manufacturière, mais par le vice des institutions sociales, par l'oppression, par la guerre et par l'ignorance; c'est là qu'on trouverait des populations nues, sans abri, décimées périodiquement par la faim, par le froid et par les maladies, et privées des secours même de la charité. Les documents historiques qui constatent cette situation ne manquent pas, et si les philosophes et les réformateurs de notre temps se donnaient autant de peine pour les compulser et les étudier qu'ils mettent de soin à enregistrer les misères réelles ou supposées de nos ouvriers, ils verraient combien les accusations qu'ils dirigent contre l'état social actuel sont injustes et absurdes. Dans le dix-huitième siècle seulement il y a eu dix famines, et dix fois le prix de l'hectolitre de grain excéda 50 fr., et en 1794 il s'éleva à 72 fr. Philanthropes et réformateurs, faites, si vous l'osez,

l'histoire de la misère des classes populaires pendant cette période, et, si vous êtes de bonne foi, vous changerez alors vos conclusions et le texte de vos accusations.

Tous les faits économiques ont entre eux une corrélation intime, un enchaînement rigoureux, et souvent il suffit d'en suivre la filiation pour en constater l'exactitude. Un des symptômes les plus évidents de l'amélioration du sort des ouvriers est l'augmentation de la vie moyenne dans la société française. Quelque complexes que soient en général les problèmes relatifs à la population, quelque insuffisantes que soient les données relatives à la mortalité des différentes classes de la société, on sait cependant d'une manière certaine que la vie moyenne s'est accrue en France depuis cinquante ans, et que, sous ce rapport, quelques-uns de nos départements présentent des phénomèmes tellement extraordinaires, qu'on ne les retrouve dans aucun autre État. Il faut savoir que le pays qui a l'avantage sur tous les autres est celui où il meurt le moins d'individus sur un nombre déterminé de naissances, en d'autres termes, celui où la vie probable et la vie moyenne ont le plus de durée. Le nombre des naissances et des mariages n'est pas un élément essentiel dans la question; le tout se réduit à savoir pendant combien de temps les hommes occupent en moyenne leur poste dans ce monde. L'illustre Laplace indique cette vie moyenne comme le vrai rapport, comme la plus juste mesure de l'influence des causes sur le bonheur et le malheur de l'espèce humaine. Mais la vie moyenne ne donne pas seulement la mesure de l'influence des causes sur la situation des peuples, elle est encore la conséquence de cette situation. Or, si la vie moyenne s'est accrue en France, il est évident que cet accroissement est dû à une plus grande aisance, ou, si l'on veut, à une atténuation de la misère. Tout le monde est d'accord sur le fait de l'accroissement de la durée de la vie moyenne, seulement on ne l'est pas sur le chiffre de cet accroissement. Mais pour ne rien laisser au hasard et ne pas exagérer la force de notre argument, nous prendrons l'énoncé le moins favorable à notre thèse, l'autorité qui a peint l'avenir social des classes ouvrières en France avec les couleurs les plus sombres, l'opinion d'un homme enfin qui a été presque constamment hostile à notre pays. Sir Francis d'Ivernois, dans ses Recherches sur la mortalité proportionnelle des peuples, considérée comme mesure de leur aisance et de leur civilisation, convient que la vie moyenne s'est accrue depuis le commencement du siècle de deux ou trois ans, et il assimile, sous ce rapport, notre pays à l'Angleterre et à la Belgique, où la vie moyenne prise en bloc pour chacun des deux pays, sans distinction des lieux et des conditions, est évaluée à trente-trois ans. Le même auteur fixe la durée de la vie moyenne dans le département de la Manche à quarante-quatre ans six mois, et dans celui de l'Orne à quarante-huit ans, chiffres exceptionnels et qu'on ne retrouve dans aucune autre région de la même étendue que ces deux départements.

Nous n'avons point à aborder ici les problèmes relatifs à la population qui embrassent tout un ordre d'idées nouvelles ; il nous suffit, pour la matière que nous traitons, d'énoncer le simple fait de la prolongation de la durée de la vie moyenne en France. Cependant nous ferons remarquer une seconde fois que, pour prévenir toutes les objections, nous avons choisi le nombre le moins favorable à notre thèse, et que, s'il avait été uniquement question d'établir des contrastes, nous aurions pu citer des chiffres bien plus appropriés à notre argumentation et garantis par des autorités scientifiques fort respectables.

Nous savons très-bien qu'en invoquant l'accroissement des impôts indirects comme un symptôme des progrès de l'aisance, on nous accusera d'appeler un paradoxe au secours de notre démonstration. Nous espérons cependant échapper à cette accusation en nous attachant seulement à l'appréciation des impôts qui pèsent sur des objets de consommation qui ne sont pas d'une nécessité absolue, rigoureuse, pour les classes inférieures. De ce nombre sont les taxes sur les boissons et sur les tabacs. Les boissons fermentées et les spiritueux ne sont pas un objet de première nécessité comme le pain et la viande, et, quoique en général les classes inférieures ne fassent pas porter leurs économies sur les boissons, on peut néanmoins admettre qu'un malaise réel, permanent, en restreindrait considérablement l'usage, comme d'un autre côté, l'aisance en favorise la consommation. Or, que voyons-nous depuis bientôt trente ans? Le produit des droits sur les boissons s'accroît chaque année dans des proportions beaucoup plus fortes que la population, et, malgré une modification des lois sur la matière faite en 1832 et défavorable au fisc, le chiffre annuel de cette taxe est aujourd'hui beaucoup plus élevé qu'il ne l'était au commencement de la Restauration. Cet accroissement a lieu, dira-t-on peut-être, aux dépens de la moralité et de la santé des populations. Cela peut être, et nous croyons même que l'objection est fondée; mais elle n'ôte rien à la valeur de l'argument, et elle ne détruit pas le fait positif d'un accroissement dans les ressources affectées à cette consommation. Le tabac est encore moins un objet de première nécessité que les boissons fermentées et spiritueuses; cependant sa consommation suit un mouvement ascensionnel tout à fait extraordinaire, et cet article rapporte aujourd'hui au Trésor un produit net de près de 70 millions, tandis qu'en 1825 ce même revenu s'élevait à peine à 40 millions. Ce sont les classes inférieures qui prennent la plus large part dans cette consommation, et il est évident que si la misère était sans cesse croissante, comme les novateurs se plaisent à le dire, le fait contraire se produirait certainement. L'expérience confirme d'ailleurs l'exactitude de cette hypothèse à chaque crise commerciale ou industrielle, à chaque secousse politique qui jette la perturbation dans le travail et la production, les impôts de consommation se réduisent, et la dépression se fait même remarquer sur les contingents qui frap

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