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La première mauvaise récolte le jette à bas; la grêle, une épizootie, un incendie, une baisse de prix, suffisent pour compléter sa ruine. Il ne peut plus payer les intérêts des capitaux qui pèsent sur sa propriété, et la subhastation devient inévitable. La propriété passe en d'autres mains, mais y passe épuisée: car son ancien maître, faisant ressource de tout pour éloigner autant que possible le moment fatal, a vendu le fumier et le fourrage, a cherché à arracher à la terre son dernier atome de fécondité. Les neuf dixièmes des propriétés de Gemmerich sont dans cette situation extrême, et la subhastation y devient tous les ans plus fréquente! >>

Puis l'auteur ajoute « Le prix d'une propriété ainsi épuisée ne peut pas être élevé, et le grand propriétaire a d'autant plus de facilité à l'acquérir, qu'il n'a guère à redouter la concurrence des petits propriétaires. Aussi, sous le système et la législation agricoles actuels, voyons-nous, d'une part, les grandes propriétés tendre à absorber les petites et la terre devenir la possession d'un petit nombre, et, de l'autre part, le morcellement s'étendre à l'infini. Ces deux maux font généralement, en Allemagne comme en France, d'effrayants progrès, et l'ordre de choses intermédiaire, qui devrait constituer le véritable fondement de la nation, menace de disparaître entièrement. >>

Et plus loin «< Et ces subhastations forcées ne sont plus aujourd'hui chose rare on en compte des milliers dans une contrée relativement de peu d'étendue. C'est donc pour l'Etat comme pour les familles une source de maux graves; c'est surtout une source de désorganisation et de ruine pour les communes rurales, car elles sapent par la racine l'arbre de leur prospérité 1. »

Eh bien! en admettant que les faits soient tels que les décrit M. Emile Jacquemin, et nous n'avons aucune raison d'en douter, n'est-il pas évident qu'il est un terme où s'arrête leur cours, et que de l'aggravation même du mal sort à la fin le remède? Voici des cultivateurs que la qualité de propriétaire a poussés hors des voies où pouvait fleurir leur industrie; le sol qui leur appartient, ils l'ont laissé se découper, s'éparpiller de telle sorte qu'il ne répond plus aux efforts de leur travail. Qu'en résulte-t-il? C'est que les immeubles dont ils n'ont pas maintenu la fécondité passent à de nouveaux maîtres, et qu'à des cultures appauvries en succèdent de plus riches et mieux entendues. Ce qui se voit à Gemmerich, c'est l'accomplissement d'une loi qui suffit à toutes les transformations de l'ordre économique, de la loi qui condamne les producteurs incapables à laisser à d'autres mains les agents de la production dont ils ne savent pas faire bon usage.

Cette loi n'est pas autre en agriculture qu'en industrie manufac turière et commerciale, et la possession du sol n'en affranchit pas les cultivateurs. Du moment où leur mode de culture ne rend pas tout ce

1 L'Allemagne agricole, industrielle et politique, par Émile Jacquemin, pages 172 et suivantes.

qu'un autre mode pourrait donner, du moment où ils n'acceptent pas les conditions qui seules pourraient le régénérer, leur ruine devient inévitable. S'ils résistent en consommant peu à peu le fonds même, le capital territorial, le fonds à la fin s'épuise sous le poids des hypothèques, et vient toujours l'époque où choses et personnes changent à la fois.

Petite ou grande propriété, petite ou grande culture, peu importe en pareil cas l'ordre qui vient à prévaloir, car cet ordre vaut toujours mieux que celui qu'il remplace. Tout système nouveau ne réussit à prendre possession du sol qu'à la condition de satisfaire aux nécessités de la situation. S'il en était autrement, ce système ne s'installerait pas ou ne tarderait pas à disparaître. Le régime économique que bannit maintenant de Gemmerich l'expropriation forcée ne l'avait emporté antérieurement qu'à raison d'une supériorité qu'il a perdue. Peutêtre le régime qui aujourd'hui vient s'y substituer sera-t-il vaincu à son tour. De telles mutations sont fréquentes et ne s'accomplissent pas sans laisser des maux et des souffrances; mais l'issue en est conforme à l'intérêt social, car elles ne changent l'état préexistant que pour apporter au travail des améliorations qui multiplient les richesses qu'il crée et distribue dans tous les rangs.

« Mais, dit M. Jacquemin, les terres, avant de passer dans de nouvelles mains, ont été détériorées, fatiguées, épuisées, et c'est à vil prix que les subhastations en disposent. » Et qu'y a-t-il donc en cela dont il faille s'étonner? Ce que font de petits propriétaires dans l'espérance vaine de se maintenir en possession d'un patrimoine auquel les attachent tant de liens d'intérêt et d'affection, ne voit-on pas des hommes plus éclairés qu'eux le faire également? Combien de manufacturiers, par exemple, persistent à garder des usines qu'ils n'ont pas les moyens de mettre en état de soutenir la concurrence locale! Eux aussi font argent de tout ce qu'ils peuvent détacher du fonds ventes de mobilier et de machines, emprunts onéreux, ils ne reculent devant aucun moyen de retarder le jour d'une faillite inévitable, et quand il leur faut abandonner le siége de leur industrie, les nouveaux acquéreurs n'y trouvent que des bâtiments dégradés, des moteurs usés, des appareils incomplets et vieillis. Et il n'est pas même besoin d'être mû par le double attachement qu'inspire l'union de la propriété et de l'exploitation pour se laisser entraîner à de semblables erreurs. Aucun pays ne manque de propriétaires qui achèvent de se ruiner en essayant de conserver des biens dont le revenu ne suffit plus à l'acquittement des intérêts de leurs dettes. Ils abattent des futaies avant l'âge, ils laissent sans réparation des constructions ou des clôtures qui croulent, ils affaiblissent les baux afin d'obtenir des fermiers quelques avances indispensables à leurs besoins, et en éloignant le moment de l'expropriation, ils ne font qu'aggraver une situation dont la détresse devient irréparable.

T. X. Janvier 1845.

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Comme tous les sentiments à l'énergie desquels est confié le développement de l'ordre et de la puissance sociale, l'amour de la propriété suscite des passions qui ont leurs excès et leurs mécomptes. Mais pour quelques abus et quelques méprises qu'il enfante, combien d'avantages en sont le résultat! Voyez quelle industrieuse activité il entretient dans toutes les campagnes dont les cultures mixtes approvisionnent Paris de fruits, de légumes, de denrées délicates et chères! Là, des hommes, qui dans l'origine n'étaient que de pauvres journaliers, ont conquis pied à pied le terrain qu'ils occupent, et à peine en sont-ils devenus les maîtres, que de toutes parts s'y sont réalisées des améliorations dont leurs prédécesseurs, propriétaires et fermiers, ne soupçonnaient même pas la possibilité. Plantations, amendements. fumures, nivellement et défoncement du sol, rien de ce qui promettait des bénéfices n'a coûté à des cultivateurs libres de compter avec l'avenir et sûrs de recueillir eux-mêmes les fruits de leurs œuvres. Nulle part tant d'épargnes lentement amassées n'ont été confiées à la terre; nulle part elle n'a reçu de soins plus ingénieux et plus assidus, et nulle part non plus les riches récoltes qu'elle donne ne répandent une aisance plus générale et mieux méritée.

Et ce n'est pas seulement dans le voisinage de grandes villes, dont les consommations facilitent et rétribuent largement des genres particuliers de travail, qu'on voit l'union dans les mêmes mains de la propriété et de la culture si féconde en excellents résultats. D'autres points de la France, la plupart des cantons de la Suisse, l'Eyderstedt et quelques parties du Wurtemberg offrent de pareils exemples. Et puis, s'il est vrai que l'attachement trop passionné des cultivateurs pour les champs dont ils ont hérité puisse dans certains cas réduire la culture à des dimensions trop étroites pour assurer le bien-être de ceux qui l'exercent, n'est-il pas avéré que le même fait se reproduit dans des pays où la classe rurale ne jouit pas des avantages de la propriété? Ne voit-on pas les métayers de la terre de Labour, de plusieurs points de la Marche d'Ancône et des autres Etats de l'Italie dans une indigence dont leur infatigable activité aurait dû les préserver? Et les plus vastes domaines de l'Irlande ne sont-ils pas couverts de multitudes de pauvres cottagers, écrasés sous le poids des rentes énormes qu'on leur fait payer pour des parcelles dont l'étendue insuffisante les condamne à végéter dans la misère la plus désolante?

C'est donc à tort qu'on attribue à l'esprit dont sont animés de petits propriétaires cultivateurs des maux qui se retrouvent les mêmes, ou plus graves encore, dans des contrées où le sol n'appartient qu'à des possesseurs riches et étrangers aux soins de l'exploitation. Autres sont partout les circonstances qui déterminent l'organisation des cultures et celles qui président à la distribution des immeubles. Produire au meilleur marché possible afin de pouvoir vendre au même prix que les autres producteurs, voilà la nécessité qui ne cesse pas plus de régir le

travail agricole que le travail industriel. Cette nécessité, tous les cultivateurs la connaissent, tous, propriétaires ou fermiers, lui obéissent, parce que tous savent que la terre, aussi bien que les capitaux mobiliers, ne demeure pas longtemps aux mains qui ne savent pas en mettre à profit la fécondité.

Il ne résulte pas toutefois de ceci que nous contestions aux régimes adoptés en matière d'héritage et d'aliénation territoriale toute espèce d'action sur l'état des campagnes. Ici il n'est question que des dimensions de la culture, et si nous maintenons que ces dimensions ne dépendent que dans peu de cas des formes de la propriété, là s'arrêtent le sens et la portée de nos assertions. Les lois civiles, nous le savons, affectent toutes les parties de l'économie sociale, et l'agriculture n'échappe pas à leur influence. S'il ne leur est pas donné de la confiner dans tel ou tel cadre, de lui tracer des modes d'application invariables, du moins ont-elles prise sur son développement et peuvent-elles, en facilitant ou en entravant l'essor des richesses et de l'industrie, hâter ou retarder les transformations qui en accroissent la prospérité.

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A cet égard, des lois qui ne mettent aucun obstacle à la circulation et à la diffusion de la propriété, et des lois qui la réservent au petit nombre ou tendent à lui fixer des proportions artificielles, n'ont pas les mêmes effets les unes, en rendant la terre accessible à tous, laissent la société tout entière sous l'impulsion des mobiles les plus essentiels à ses progrès; les autres, suivant la mesure des restrictions qu'elles imposent, nuisent à la formation des habitudes d'ordre, d'économie et d'activité dont les classes laborieuses ont besoin pour déployer toute leur capacité productive. Mais, nous le répétons, ce n'est pas sur les formes de la culture, c'est sur sa fécondité que de telles lois influent. Que ceux des Etats de l'Allemagne qui frappent d'indivisibilité les parcelles territoriales dont ils jugent l'amoindrissement incompatible avec l'intérêt agricole y réfléchissent; ils reconnaîtront combien leurs prescriptions vont peu au but: car ces mêmes champs dont elles n'autorisent la vente qu'à un seul acquéreur, elles ne sauraient empêcher les propriétaires, s'ils y trouvaient quelque avantage, de les diviser entre plusieurs locataires. Quand on prétend en régler les procédés d'exploitation, c'est à la culture même et non à la propriété qu'il faudrait s'adresser; mais alors que d'entraves et de gênes pèseraient sur une industrie qui ne fleurit qu'à la condition de suivre la consommation dans ses variations successives! Que d'embarras, de difficultés, d'impossibilités ne tarderaient pas à révéler l'erreur de la tentative! Les faits agricoles sont de ceux dont la sagesse gouvernementale n'est jamais assez sûre de démêler les complications ou de saisir l'ensemble pour qu'il lui soit possible d'en régler le cours, et toutes les fois qu'elle l'essaye, c'est sous peine d'évoquer des inconvénients plus graves que ceux-là même qu'elle se propose de supprimer. HIPPOLYTE PASSY.

DE L'ADMINISTRATION

DU DÉPARTEMENT DE LA SEINE

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DE LA VILLE DE PARIS.

(Suite '.)

IX.

Secours publics. - Hôpitaux et hospices civils.

Si la charité est un besoin pour la société qui l'exerce, si elle est regardée par chacun de ceux qui la pratiquent comme un des devoirs les plus doux à remplir, elle ne saurait cependant créer un droit réel, dans le sens absolu du mot, pour les malheureux qu'elle cherche à soulager. L'aumône ne peut être réclamée par celui qui la reçoit comme le payement d'une dette dont on ne saurait sans injustice le priver. C'est en ce sens qu'on ne saurait dire qu'il y ait en France une misère et une charité légales. Nul n'a droit de demander à la société prise en masse de compléter un salaire insuffisant pour ses besoins; nul, dans le cas même d'incapacité de travail ou de maladie, ne peut réclamer d'une manière impérieuse les secours qui seuls peuvent soutenir son existence, car aucune portion des impôts publics n'est à proprement parler levée au profit de l'indigence, et nous n'avons heureusement aucune taxe des pauvres. Mais cette rigueur nécessaire de la loi est tempérée par le sentiment de la fraternité chrétienne, par la bienveillance réciproque qui est au fond de toutes les âmes, et la société doit être charitable, parce que tous les membres dont elle se compose éprouvent, quoique à des degrés différents peut-être, un même sentiment à cet égard.

De tous les êtres de la création, l'homme est le seul qui sache compatir aux maux de ses semblables. Il souffre en voyant souffrir les autres, parce qu'il reporte sur lui-même les douleurs dont il est témoin. Le précepte divin gravé au fond de son cœur n'est pas seulement de ne point faire aux autres ce qu'il ne voudrait pas qu'on lui fit; il sent le besoin d'aller plus loin, et il veut encore faire pour son semblable ce que dans une position analogue il voudrait que son sem1 Voir tome VI, pages 48 et 216, tome VII, pages 23 et 327, tome VIII, page 203, tome IX, pages 13 et 305.

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