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les objets extérieurs. Les partisans d'une doctrine contraire veulent-ils peut-être assimiler la valeur à la densité, au calorique, c'est-à-dire à des faits purement physiques qui subsistent absolument, et invariablement en dehors des rapports qu'ils peuvent avoir avec d'autres objets, et prétendraient-ils que, puisqu'il y a une pesanteur spécifique, il faut nécessairement qu'il y ait aussi une valeur spécifique? Dans ce système, on arriverait à créer un étalon pour mesurer tous les rapports possibles, et jusqu'aux manifestations les plus délicates de l'homme social.

Il ne faut pas oublier que, dans la détermination des grandeurs, des surfaces, des rapports, des nombres, en un mot, il ne s'agit pas simplement d'approximations ou d'énoncés plus ou moins exacts; on cherche une expression absolue, invariable. Que dirait-on d'un géomètre qui enseignerait que Paris est situé à peu près à 48° 50′ de latitude nord, et que dans cent ans cette latitude pourra peut-être varier de 3 ou 4 degrés, mais non davantage? Vous diriez que ce n'est plus là ni une mesure ni une indication. Si l'on disait que la pesanteur spécifique de l'or fondu est aujourd'hui à peu près de 19, comparée à l'eau, et qu'elle pourra bien être l'année prochaine de 18 ou de 20, on se moquerait d'un pareil rapport. Si l'eau se congelait à Paris à 0° et qu'il fallût à Saint-Pétersbourg 5 degrés de moins pour avoir le même résultat, il faudrait nécessairement faire un thermomètre particulier pour les deux capitales, et il n'y aurait plus de mesure exacte pour apprécier la chaleur, la dilatation des corps, et un grand nombre d'autres phénomènes physiques.

Maintenant, que nous dit M. Peel en parlant de l'or comme étalon de la valeur? Il affirme que sur le marché le rapport de l'or et de l'argent diffère très-peu de ce qu'il était sous le règne de Georges Ier. Ainsi, de l'aveu même de cet homme d'État qui cherche si laborieusement une mesure de la valeur, ce rapport a changé. A plus forte raison y trouvera-t-on un changement, si l'on prend pour terme de comparaison une période beaucoup plus éloignée, antérieure, par exemple, à la découverte de l'Amérique. Est-ce la quantité d'or qui a changé, ou est-ce la masse d'argent qui s'est accrue ou diminuée? La variation a évidemment affecté les deux termes de comparaison. Il ne s'agit pas de savoir si la différence signalée par M. Peel est petite ou grande; il suffit de constater qu'elle existe, pour renverser toute sa théorie. Car il est ici question d'une théorie, et d'une théorie mathématique, qui doit avoir pour objet la fixation d'une matrice, d'un module, d'une grandeur normale, invariable. La masse d'or est-elle restée la même aux différentes époques de l'histoire des sociétés civilisées? M. Peel peut trouver dans les annales de son propre pays la preuve du contraire. La rançon de Richard Ier s'éleva à 140,000 livres sterling de monnaie actuelle. Pour réaliser cette somme, il fallut s'adresser au clergé et à la noblesse, et ce n'est qu'avec des efforts incroyables

qu'on parvint à la compléter. On fut forcé de fondre les vases sacrés, et chacun donna le quart de son revenu. Il n'y a pas un banquier de Londres qui aujourd'hui ne fournirait à lui seul cette somme avec la plus grande facilité. Mais suffirait-elle pour se procurer une aussi grande masse d'objets que du temps de Richard Ier? Le repas donné au couronnement de ce même Richard Ier est décrit par un historien anglais qui fournit les particularités suivantes : un habit pour le duc Guillaume de Saxe qui se trouvait accidentellement à la fête, 1 liv. sterl. 17 schel.; pour 870 poules, 200 gobelets, 1,350 plats, 12 liv. 15 schel.; pour 2,000 plats et 200 gobelets, 3 liv. 15 schel.; pour 2,000 poules et 200 gobelets, 24 liv. 9 schel.; pour 1,200 plats et 500 gobelets, 6 liv. 3 schel.; pour 900 poules, 11 liv. 5 schel.; pour 1,900 poules et leur transport jusqu'à Londres, 25 liv. 10 schel.; et pour 100 plats et 300 gobelets, 3 liv. 18 schel'.

On trouve dans le Chronicon pretiosum de Fleetwood le détail des dépenses de la fête d'installation du prieur de Saint-Austin de Cantorbéry en 1309. Pendant cette année, les denrées étaient montées, par suite d'une disette, à un prix excessif. Toutefois, on trouve dans le Chronicon que le quarter de froment coûtait 21 schellings 6 pence; le quarter de malt, 18 schel; un bœuf, 54 schel.; un porc, schel. 6 den.; un mouton, 9 schel. ; une oie, 11 pence et un quart; une poule, 10 pence et demie. Il y avait 6,000 convives, et la dépense totale, y compris la musique, le service, 3,300 assiettes et 1,400 cannettes de bois, s'élevait à 862 livres sterling. Dix ans plus tôt ou vingt-cinq ans plus tard, la même fête n'aurait pas coûté le tiers de cette somme. Que conclure de ces faits, sinon la rareté excessive des métaux précieux, en d'autres termes, la très-petite quantité de ces métaux qui existait alors, comparée aux quantités que nous possédons aujourd'hui? Pourrait-on donner maintenant, dans une année de disette, pour la somme de 862 livres sterling, un immense festival, un repas homérique comme celui du prieur de Saint-Austin? Consultez là-dessus le lord-maire de Londres, et il vous dira ce que coûte le diner qui se donne à son avénement.

Les économistes qui trouvent dans les métaux précieux un étalon de la valeur, leur confèrent cette qualité principalement parce que «l'or et l'argent sont la moins variable des valeurs, la plus générale et la plus utile des valeurs. » Mais tout cela ne dit pas que la valeur de l'or soit invariable; et du moment que l'or éprouve des fluctuations dans son prix, dans sa valeur, ce que personne ne conteste du reste, ce métal ne peut pas plus mesurer la valeur des autres objets que le fer, le cuivre, le blé, le travail, la poudre à canon, et tous les produits échangeables. Que les métaux précieux soient la matière la plus convenable pour faciliter les échanges, cela est une tout autre question. Que

1 Madox, History of the exchequer, chapitre X. page 253.

les métaux précieux soient parfaitement appropriés à la fabrication de la monnaie, cela ne touche en aucune façon au problème soulevé. En 1700, c'est-à-dire seize ans avant qu'on eût substitué en Angleterre comme monnaie légale l'or à l'argent, le stock des espèces monnayées en Europe était évalué à 226 millions de liv. sterl. En 1809, ce même stock s'élevait, d'après les calculs de Jacob, à 380 millions de livres sterling'. Il y a eu, par conséquent, dans cent neuf ans, déduction faite du frai, un accroissement de 154 millions de livres sterling dans la masse des espèces monnayées en circulation en Europe. Que le rapport entre l'or et l'argent soit resté le même pendant cette longue période, ou qu'il ait varié, cela est parfaitement insignifiant. Toutefois, nous ferons remarquer que ce rapport a dù varier considérablement en 1716, sous le règne de George I, au moment où l'on a substitué l'or à l'argent comme monnaie légale. Ce qui est important, c'est que cette différence du stock à cent ans d'intervalle a nécessairement dérangé chacun des deux termes de comparaison; d'une part, le prétendu étalon a subi un changement considérable; et de l'autre, tous les produits dont cet étalon doit mesurer la valeur existent aujourd'hui également en quantités et en proportions diffé

rentes.

Comment saisir maintenant la mesure et les limites de ces changements? De combien faut-il allonger ou raccourcir l'étalon pour qu'il soit encore aussi exact que du temps de la reine Anne? Avez-vous encore de nos jours, pour la même quantité d'or, la même quantité de blé qu'en 1700? non; la même quantité de drap? non; pour la même quantité de blé, la même quantité d'or? non; pour la même quantité de drap, la même quantité d'or? non. Il y a donc eu variation dans la valeur de l'or, dans la valeur du blé, dans la valeur du drap. Les rapports ont constamment changé, parce que les deux termes de comparaison ont toujours été variables.

Comment pourrait-on déterminer la pesanteur spécifique des corps, si la pesanteur spécifique de l'eau distillée venait à changer à chaque instant? Le rapport entre l'eau et les autres corps, quant à la pesanteur, n'existerait plus d'une manière invariable, et il ne serait saisissable qu'au moment du changement. Les économistes qui cherchent une mesure de la valeur ont bien concédé qu'il fallait, pour un des termes de comparaison, un fait constant, invariable. Ce fait, ils ont cru le trouver dans les métaux précieux, et ils ont ajouté que l'or et l'argent avaient sensiblement la même valeur dans tous les temps et dans tous les lieux. Or, pour que cela fût vrai, il faudrait que les quantités de métaux précieux et le besoin qu'on en a fussent sensiblement les mêmes dans tous les temps et dans tous les lieux. Les faits,

'An historical inquiry into the production and consumption of the precious metals; by W. Jacob Esq., in two volumes. London, Murray, 1831.

comme on l'a vu plus haut, renversent de fond en comble une pareille hypothèse. Dans une théorie de cette nature, il faut d'ailleurs exclure l'approximation; car, dès qu'on admet la plus légère élasticité dans la valeur des métaux précieux, la prétention de mesurer la valeur ne résiste plus à l'examen. Si la valeur se mesure par la valeur, et qu'on s'imagine se rendre compte de la valeur absolue, permanente, invariable des choses, il faut de toute nécessité qu'une des valeurs, c'est-à-dire celle qui sert à mesurer toutes les autres, soit une grandeur constante; qu'elle ait, si l'on veut, les qualités d'une mesure de longueur ou les qualités de l'eau distillée, de l'air, cela importe peu; mais il faut que ces qualités soient toujours les mêmes, au temps présent comme dans les siècles futurs, dans l'Inde, en Amérique comme en Europe, comme sur tous les points du globe. Or, cela n'existe pas, de l'aveu même des métaphysiciens qui cherchent l'étalon, et qui se moquent des économistes qui n'ont pas une foi aussi robuste qu'eux.

La fluctuation dans le prix des métaux précieux n'est pas aussi insignifiante qu'on veut bien le dire, et le rapport entre l'or et l'argent n'est pas assez constant non plus pour qu'on puisse affirmer que la valeur des métaux précieux ne varie pas sensiblement. Consultez à cet égard les phénomènes qui se produisent plus particulièrement sur le marché anglais; étudiez un peu l'influence des guerres civiles de l'Amérique du Sud, et ces deux faits seuls suffiront pour vous indiquer que l'étalon de M. Peel est aussi mobile que le prix de plusieurs autres marchandises.

Abordons maintenant quelques hypothèses. L'Angleterre a substitué, en 1716, l'or à l'argent comme monnaie légale. Si tous les États du continent adoptaient une semblable mesure, il se ferait instantanément une demande considérable de ce métal, et le rapport entre l'or et l'argent, qui est actuellement comme 1 est à 15,5, se trouverait entièrement changé. L'or, en terme de marchand, deviendrait subitement plus cher, c'est-à-dire qu'il faudrait peut-être donner 18, 20, 22 grammes d'or pour 1 gramme d'argent. Au lieu d'avoir un hectolitre de blé pour 6 grammes d'or, par exemple, il faudrait donner 120 ou 130 litres de blé pour la même quantité d'or. Cela se conçoit. La France, dont les espèces circulant en argent peuvent être évaluées à 2 milliards, serait obligée de remplacer une partie de cette somme par de la monnaie d'or, et il surgirait ainsi une demande d'or instantanée de 4 ou 500,000 kilogrammes. Le prix du métal s'élèverait aussitôt non-seulement sur le marché français, mais encore sur tous les marchés du monde, c'est-à-dire que la marchandise étant très-demandée, sa valeur en échange augmenterait dans la proportion de cette demande. Admettez à côté de ce fait une population stationnaire, des récoltes uniformes pendant dix années, et écartez tous les faits secondaires qui pourraient influer sur la valeur de

l'or, qu'arrivera-t-il? La veille du jour où vous aurez proclamé que l'or est la monnaie légale, vous aurez encore 1 hectolitre de blé pour 6 grammes d'or; le lendemain, vous ne donnerez plus que 4 grammes et demi ou 5 grammes d'or pour le même hectolitre de blé. Il en sera de même pendant les années suivantes si aucun nouvel incident ne vient modifier le prix de l'or. Dans ces conjonctures, le changement aura-t-il eu lieu sur le marché du blé ou sur le marché de l'or? C'est sur ce dernier évidemment. La production et la consommation du blé sont restées les mêmes; les besoins n'ont pas varié, et la demande et l'offre, quant au blé, sont restées dans le même équilibre. Si précédemment on achetait avec 1 hectolitre de blé un mouton, on achètera encore, plus tard, le même mouton avec 1 hectolitre de blé, s'il n'y a pas eu d'accident dans la production de la race ovine, ou un changement dans les besoins. Mais on ne donnera plus, en échange de ce même mouton, que 4 grammes et demi ou 5 grammes d'or, c'est-à-dire la même quantité que pour un hectolitre de blé.

Admettons maintenant l'hypothèse contraire. Supposons que la vieille Europe tout entière ait la fantaisie d'imiter les États-Unis, et de substituer le papier-monnaie aux espèces métalliques; admettons encore qu'elle voulût pousser le système jusque dans ses dernières conséquences, et que la confiance publique fût assez robuste pour accepter sans arrière-pensée une pareille transformation, le papiermonnaie chasserait aussitôt l'or et l'argent de la circulation; les espèces monnayées seraient fondues et destinées à d'autres usages; il y aurait une dépréciation subite dans le prix de cette marchandise, et 6 grammes d'or ne vaudraient plus un sac de blé. Le prix des bijoux et de la vaisselle plate diminuerait nécessairement, parce qu'une plus grande quantité d'or et d'argent se présenterait pour répondre aux besoins existants. Ici, comme dans l'hypothèse précédente, le prétendu étalon est singulièrement faussé; la demande a fléchi, et l'offre est devenue plus intense, c'est-à-dire que l'or et l'argent n'ont pas échappé à cette loi générale qui règle la valeur en échange de toutes choses.

Au reste, les hypothèses qui servent de base à notre raisonnement se sont réalisées plus d'une fois, et l'Angleterre, les États-Unis et la France même pourraient, au besoin, nous fournir des exemples à l'appui de notre assertion. Il est vrai qu'on a trouvé la théorie du change pour dénaturer des phénomènes si naturels et des faits d'une explication si facile. Mais la doctrine du change, qui, au surplus, est fondée sur des bases tout aussi solides que celles de la mesure de la valeur, n'a rien à voir dans la question, et elle ne saurait couvrir les infirmités de l'étalon de la valeur.

Si l'or pouvait réellement servir d'étalon de la valeur, et si les métaux précieux, en général, avaient fait jusqu'à présent cet office; si, dans les nombreuses transactions qui ont lieu dans les sociétés moder

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