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JOURNAL

DES

ÉCONOMISTES.

DE LA MESURE DE LA VALEUR.

Le discours que sir Robert Peel a prononcé en présentant au Parlement le bill sur la Banque d'Angleterre, contient plusieurs hérésies économiques, ainsi que nous l'avons déjà fait remarquer dans ce recueil. Nous revenons aujourd'hui sur ce que cet homme d'État appelle l'étalon de la valeur, la mesure de la valeur. C'est déjà une vieille dispute; cependant la question n'est pas encore complétement vidée, puisqu'elle se présente maintenant d'une manière pour ainsi dire officielle devant le Parlement britannique, où M. Peel a cherché à établir des théories repoussées par la majorité des économistes, et que lui-même a démenties dans la suite de ses explications. Car, il faut bien le remarquer, ce ministre, après avoir dit que l'or pouvait servir de mesure et d'étalon de la valeur, et après avoir lancé un feu roulant d'épigrammes contre les adversaires de sa doctrine, est obligé de battre en retraite et d'avouer que l'or est un objet de commerce sujet aux mêmes lois que toute autre marchandise. Voici, au surplus, les propres paroles de sir Robert Peel : « La distribution des métaux précieux est réglée sur les besoins de chaque pays. Chaque pays, pour des raisons qu'il serait difficile et qu'il est inutile d'approfondir, reçoit une quantité plus ou moins considérable de ces métaux et je vais beaucoup plus loin que beaucoup de gens sur ce sujet, je dis que la monnaie et les métaux précieux obéissent exactement aux mêmes lois que celles qui règlent les autres articles de commerce. On a dit que lorsque la récolte est mauvaise, et que les blés d'Odessa, par exemple, nous arrivent, toute notre monnaie doit être exportée, parce que nous n'avons pas de marchandises à donner en échange. Je réponds à cet égard que l'étranger importateur ne

T. IX. - Août 1844.

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fait aucune différence sérieuse entre la monnaie et les lingots; que, s'il prend la monnaie, c'est seulement parce que le poids et le titre du métal dont elle est formée sont garantis. Mais soyez certains que notre monnaie d'or ne sortira jamais du pays, à moins qu'il n'y ait plus de profit à l'exporter que toute autre marchandise. Il n'est pas exact que la monnaie soit exportée uniquement parce qu'elle est d'une valeur usuelle, mais bien parce que l'or est plus cher sur d'autres marchés que sur le nôtre. Je le répète, la loi de l'importation et de l'exportation de la monnaie est exactement celle qui régit les autres articles du commerce. »

Après avoir lu ce passage, il est impossible d'admettre que M. Peel croie sérieusement à un étalon de la valeur ou à une mesure spécifique de la valeur. Cependant, malgré la déclaration qu'on vient de lire, il poursuit le cours de ses railleries, il défie les adversaires de son opinion sur l'étalon de la valeur de produire une meilleure doctrine, et il se moque fort agréablement des économistes, en leur prétant des idées qu'ils n'ont jamais eues. M. Peel veut qu'on lui oppose une définition aussi facile à saisir que la sienne; mais il veut qu'on lui réponde sommairement, et sans qu'il soit obligé de lire toute une brochure ou un gros volume in-8.

Eh bien! la réponse est facile, et elle sera parfaitement sommaire : Il n'y a pas de mesure de la valeur, d'étalon de la valeur; il n'y en a jamais eu et il n'y en aura jamais. C'est la science économique qui dit cela, comme la science mathématique nous dit qu'il n'y a pas de quadrature du cercle, et que cette quadrature ne se trouvera jamais; comme la science mécanique nous dit qu'il n'y a pas de mouvement perpétuel, et ce mouvement perpétuel ne se trouvera jamais.

Voilà qui est bien tranchant, bien affirmatif, nous dira-t-on. D'accord; mais il faut entrer en matière d'une manière ou d'une autre, et le problème une fois posé en ces termes, nous espérons bien le résoudre.

Il n'est pas étonnant qu'on ait pensé à chercher une mesure pour la valeur. Quand on a eu trouvé une mesure pour la pesanteur, pour la chaleur, pour la densité, il n'était pas défendu de pousser les investigations plus loin. Aussi des savants, et de ceux qui connaissent le calcul et les choses positives, qui savent pourquoi il est possible de déterminer la pesanteur spécifique d'un objet, ces savants ont voulu voir s'il y avait réellement une mesure, un étalon de la valeur. Mais, après un peu de réflexion, ils sont presque tous arrivés à une conclusion négative. Presque tous, disons-nous, parce que nous avons sous les yeux un mémoire d'un membre de l'Académie des sciences, où l'on cherche à construire une formule pour la mesure de la valeur.

Pour donner une idée de cette entreprise, il nous suffira de transcrire ici le passage qui doit servir de base à cette formule: «< Si par des expériences exactes ou des observations bien discutées faites sur le

travail non d'un seul ouvrier, mais d'un nombre plus ou moins considérable d'hommes observés pendant un grand nombre de jours, on déterminait l'effet produit dans une journée par le travail d'un homme moyen, faisant usage de toutes ses forces sans pourtant s'épuiser, produisant tout ce qu'il peut produire en se maintenant toujours en état de continuer avec le même fruit le même travail pendant les jours suivants, l'effet produit par cet ouvrier dans une journée pourrait être considéré comme une valeur constante. Si, de plus, on connaissait avec une exactitude suffisante le prix en argent payé à celui qui a produit cet effet, il serait facile de calculer une table de valeurs qui aurait pour module la journée de travail; il suffirait de diviser le prix en argent des marchandises par le prix en argent de la journée de travail; on obtiendrait ainsi des expressions de valeurs indépendantes des variations de l'argent, et qui seraient comparables dans tous les temps et dans tous les pays. »

Nous n'avons pas besoin de réfuter la théorie qu'on vient de lire; les auteurs qui ont dit que les métaux précieux pouvaient servir d'étalon de la valeur, se sont chargés depuis longtemps de la combattre. Elle n'est d'ailleurs pas nouvelle, et on la retrouve chez quelques économistes du siècle passé. La formule repose sur une hypothèse complétement fausse on a considéré le travail journalier d'un ouvrier comme une valeur constante. Or, rien n'est variable comme le produit de ce travail et le prix de cette journée. On a objecté qu'on a bien pris la force d'un cheval pour unité dynamométrique, et l'auteur qui fait cette observation ajoute que cette force est bien plus variable d'un cheval à l'autre que le travail d'un homme comparé à celui d'un autre homme. L'écrivain qui a fait cette objection ne savait pas très-bien ce qu'on entend par ces termes, force d'un cheval, sans quoi il aurait reconnu que l'exemple qu'il invoquait tournait précisément contre lui. Tout le monde sait aujourd'hui qu'on entend par cheval-vapeur, par exemple, la force nécessaire pour élever 75 kilogrammes à un mètre de hauteur par seconde. Il y a dans cette expression trois éléments: le poids, l'espace que ce poids parcourt, et le temps que ce poids met à parcourir cet espace. Ce sont des grandeurs constantes, invariables dans tous les lieux et dans tous les temps, et le cheval-vapeur est par conséquent une force déterminée, à l'abri de toute espèce de changements et de variations. Nous insistons sur ce type, parce qu'il nous sert de transition à des considérations qui nous rapprocheront davantage du sujet.

Ainsi on a pu déterminer la pesanteur spécifique de tous les corps, parce qu'on a eu la faculté de choisir un point de départ invariable dans tous les temps et dans tous les lieux. Quand on veut connaître, par exemple, la pesanteur spécifique des vapeurs, on a pour unité l'air, que l'on ramène par le calcul à 0° et 0,76. Quand on veut énoncer les pesanteurs spécifiques des solides, on a pour unité l'eau

à la température de 18° centigrades. Quand on veut apprécier les dilatations linéaires qu'éprouvent différentes substances, on a pour termes invariables la congélation de l'eau et son ébullition, et pour donner des exemples, nous dirons que la pesanteur spécifique du bichlorure d'étain est de 9,199, l'air étant pris pour unité; la pesanteur spécifique de l'or fondu est de 19,258, en prenant pour unité l'eau distillée à la température de 18° centigrades. Maintenant, quoi que vous fassiez, les unités dont nous venons de parler seront toujours les mêmes dans tous les lieux, dans tous les temps, théoriquement et pratiquement. La congélation de l'eau est un terme constant, invariable; il sert de point de départ pour mesurer tous les degrés de chaleur à toutes les époques et sous toutes les latitudes. Ce premier terme n'est accessible à aucune altération. Sous le rapport scientifique, il est universellement accepté, et sa précision mathématique est hors de doute. Il en est de même de l'air comprimé et de l'eau distillée. La distance entre la congélation de l'eau et son ébullition restera éternellement la même, et c'est pour cela qu'on peut évaluer tous les degrés de chaleur intermédiaires avec la plus rigoureuse précision.

Les économistes qui se sont appliqués à chercher un étalon de la valeur ont subi, sans le savoir peut-être, l'influence des faits que nous venons de signaler; mais, arrivés à la valeur, ils ont confondu, pour nous servir d'une expression mathématique, des grandeurs constantes avec des grandeurs variables. L'or sans doute a, dans tous les temps et dans tous les lieux, la même densité, la même ductilité, le même éclat ; mais sa valeur n'est pas toujours la même.

Qu'est-ce que la valeur?

On ne s'attendra sans doute pas à trouver ici une théorie de la valeur ou une discussion des différentes définitions qui ont été données à ce sujet; mais nous dirons d'une manière générale que la valeur exprime le rapport entre deux choses essentiellement mobiles, c'està-dire le rapport entre nos besoins et les choses propres à satisfaire ces besoins. Nous n'entrerons point dans la distinction, essentielle du reste, de la valeur en usage et de la valeur en échange. Cela n'est point indispensable au sujet que nous traitons. Mais nous dirons que la mobilité du rapport est déterminée par le fait capital de l'offre et de la demande, qui exerce son influence sur tous les objets échangeables. A côté de ce fait, il y a les influences secondaires qui agissent également sur ce rapport et qui contribuent à le rendre mobile; cependant elles ne sont ordinairement que les conséquences de faits qui précèdent l'offre et la demande, c'est-à-dire de la rareté ou de l'abondance des objets échangeables, et de la difficulté ou de la facilité qu'on a eue pour les produire.

M. Peel a fort glosé sur ce que les économistes prétendaient que la valeur n'était qu'un rapport variable entre les besoins des hommes et

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