Page images
PDF
EPUB

faudrait n'avoir jamais assisté à une séance de la Chambre ou du Parlement quand il y est question de priviléges.

Je ne veux cependant pas dire que la spoliation, sous cette forme, ait un caractère aussi odieux que le vol proprement dit. Mais pourquoi? uniquement parce que l'opinion porte encore un jugement différent sur ces deux manières de s'emparer du bien d'autrui.

Il a été un temps où une nation pouvait en dépouiller une autre non-seulement sans tomber dans le mépris public, mais encore en se conciliant l'admiration du monde. L'opinion ne flétrissait pas alors le vol pratiqué sur une grande échelle sous le nom conquête, et il est même remarquable que, bien loin de considérer l'abus de la force comme incompatible avec la vraie gloire, c'est précisément pour la force en ce qu'elle a de plus abusif qu'étaient réservés les lauriers, les chants des poëtes et les applaudissements de la foule.

Depuis que la conquête devient plus difficile et plus dangereuse, elle devient aussi moins populaire, et l'on commence à la juger pour ce qu'elle est. Il en sera de même de la protection, et si la déprédation de peuple à peuple est tombée en discrédit, malgré toutes les forces qui ont été de tous temps employées pour l'environner d'éclat et de lustre, il faut croire qu'il ne sera pas moins honteux pour les habitants d'un même pays de se dépouiller les uns les autres par la prosaïque opération des tarifs.

Si même l'on appréciait les actions humaines par leurs résultats, ce genre d'extorsion ne tarderait pas à être plus méprisé que le simple vol; celui-ci déplace la richesse; il la fait passer des mains qui l'ont créée à celles qui s'en emparent. L'autre la déplace aussi, et de plus il la détruit. La protection ne donne aux exploitants qu'une faible partie de ce qu'elle arrache aux exploités.

Si le régime restrictif place sous la sauvegarde des lois des actions criminelles, et présente comme légitime une manière de s'enrichir qui a avec la spoliation la plus parfaite analogie, par une suite nécessaire, il transforme en crimes fictifs les actions les plus innocentes, et attache des peines afflictives et infamantes aux efforts que font naturellement les hommes pour échapper aux extorsions, bouleversant ainsi toutes les notions du juste et de l'injuste. Un Français et un Espagnol se réunissent pour échanger une pièce d'étoffe contre une balle de laine. L'un et l'autre disposent d'une propriété acquise par le travail. Aux yeux de la conscience et du sens commun cette transaction est innocente et même utile. Cependant, dans les deux pays, la loi la réprouve à tel point, qu'elle aposte des agents de la force publique pour saisir les deux échangistes et pour les tuer sur place au besoin.

Qu'on ne dise pas que je cherche à innocenter la fraude et la contrebande. Si les droits d'entrée n'avaient qu'un but fiscal, s'ils avaient pour objet de faire rentrer dans les coffres de l'État les fonds nécessaires pour assurer tous les services, payer l'armée, la marine, la magistrature, et procurer enfin aux contribuables le bon ordre et la sûreté, oui, il serait criminel de se soustraire à un impôt dont on recueille les bénéfices; mais les droits protecteurs ne sont pas établis pour le public, mais contre le public; ils aspirent à constituer le privilége de quelques-uns aux dépens de tous. Obéissons à la loi tant qu'elle existe; nommons même, si on le veut, contravention, délit, crime, la violation de la loi; mais sachons bien que ce sont là des crimes, des délits, des contraventions fictives; et faisons nos efforts pour faire rentrer dans la classe des actions innocentes des transactions de droit naturel, qui ne sont point criminelles en elles-mêmes, mais seulement parce que la loi l'a arbitrairement voulu ainsi.

Lorsque nous avons considéré les prohibitions dans leurs rapports avec la prospérité des peuples, nous avons vu qu'elles avaient pour résultat infaillible de fermer les débouchés extérieurs, de mettre les entrepreneurs hors d'état de soutenir la concurrence étrangère, de les forcer à renvoyer une partie de leurs ouvriers et à baisser le salaire de ceux qu'ils continuent à employer; enfin de réduire les profits de la classe laborieuse, en même temps que d'élever le prix des moyens de subsistance. Tous ces effets se résument en un seul mot: misère, et je n'ai pas besoin de dire la connexité qui existe entre la misère des hommes et leur dégradation morale. Le penchant au vol et à l'ivrognerie, la haine des institutions sociales, le recours aux moyens violents de se soustraire à la souffrance, la révolte des âmes fortes, l'abattement, l'abrutissement des âmes faibles, tels sont donc les effets d'une législation qui oblige les classes les plus nombreuses à demander à la violence, à la ruse, à la mendicité, ce que le travail honnête ne peut plus leur donner. Faire l'histoire de cette législation, ce serait faire l'histoire du chartisme, du rébeccaïsme, de l'agitation irlandaise et de tous ces symptômes anarchiques qui désolent l'Angleterre, parce que c'est le pays du monde qui a poussé le plus loin l'abus de la spoliation sous forme de protection.

L'esprit de monopole étant étroitement lié à l'esprit de conquête, cela suffit pour qu'on doive lui attribuer une influence pernicieuse sur les mœurs d'un peuple considéré dans ses rapports avec l'étranger. Une nation avide de conquêtes ne saurait inspirer d'autres sentiments que la défiance, la haine et l'effroi. Et ces sentiments qu'elle inspire, elle les éprouve, ou, du moins, pour apaiser sa conscience, elle s'efforce de les éprouver, et souvent elle y parvient. Quoi de plus déplorable et de plus abject à la fois que cet effort dépravé auquel on voit quelquefois un peuple se soumettre pour s'inoculer à lui-même des instincts haineux, sous le voile d'un faux patriotisme, afin de justifier à ses propres yeux des entreprises et des agressions dont au fond il ne peut méconnaître l'injustice? On verra ces nations envahir des tribus paisibles sous le prétexte le plus frivole, porter le fer et le feu dans les pays dont elles veulent s'emparer, brûler les maisons, couper les arbres, ravir les propriétés, violer les lois, les usages, les mœurs et la religion des habitants; on les verra chercher à corrompre avec de l'or ceux que le fer n'aura pas abattus; décerner des récompenses et des honneurs à ceux de leurs ennemis qui auront trahi la patrie, et vouer une haine implacable à ceux qui, pour la défendre, se dévouent à toutes les horreurs d'une lutte sanglante et inégale. Quelle école! quelle morale! quelle appréciation des hommes et des choses! et se peut-il qu'au dix-neuvième siècle un tel exemple soit donné dans l'Inde et en Afrique par les deux peuples qui se prétendent les dépositaires de la loi évangélique et les gardiens du feu sacré de la civilisation!

J'appelle l'attention de mon pays sur une situation qui me paraît ne pas le préoccuper assez. Le système prohibitif est mauvais, c'est ma conviction. Cependant, tant qu'il a été général, il enfantait partout des maux absolus sans altérer profondément la grandeur et la puissance relative des peuples. L'affranchissement commercial d'une des nations les plus avancées du globe nous place au commencement d'une ère toute nouvelle. Il ne se peut pas que ce grand fait ne bouleverse toutes les conditions du travail au sein de notre patrie, et si j'ai osé essayer de décrire les changements qu'il semble préparer, c'est que l'indifférence du public à cet égard me paraît aussi dangereuse qu'inexplicable.

FREDERIC BASTIAT.

DES

FONCTIONS DES AGENTS DE CHANGE

PRÈS LA BOURSE DE PARIS.

La compagnie des agents de change a fait imprimer et a publié un Mémoire fort étendu', adressé à M. le ministre des finances, dans le but d'obtenir la promulgation d'un règlement sur la négociation et transmission de propriété des effets publics. L'article 90 du Code de commerce dispose, en effet, qu'il sera pourvu, par des règlements d'administration publique, à tout ce qui est relatif à ces sortes d'opérations. On pourrait s'étonner, au premier aperçu, que depuis 1807 ces règlements, déclarés nécessaires par la loi, fussent encore à l'état de projet; ce n'est pas cependant que le gouvernement ne s'en soit occupé à diverses époques; l'Empire, le ministère de M. de Villèle, et récemment la Chambre des députés, ont tenté de réaliser la promesse consacrée par le Code, et sans cesse rappelée par la compagnie des agents de change; à toutes les époques, les pouvoirs publics ont reculé devant la mise à exécution des projets qui ont été successivement préparés et qui existent encore dans les archives du Conseil d'État. Certainement les législateurs du Code de commerce ne s'étaient pas doutés qu'ils laissaient à leurs successeurs une telle difficulté; c'est qu'en effet les choses ont bien changé depuis 1807; les effets publics et les rentes inscrites au grand-livre de la dette nationale ne sont plus seulement une obligation et une charge pour le pays; elles forment, si l'on peut le dire ainsi, l'appareil au moyen duquel fonctionne le crédit de la nation; les agents de change, considérés, en 1807, comme de simples officiers publics chargés de la vente et de l'achat des rentes, ont vu s'accroître l'importance de leurs fonctions dans des limites encore mal déterminées, et qu'il serait utile, mais qu'il est difficile de bien fixer.

Ce n'est donc pas de la validité des opérations ou des jeux de bourse qu'il va être question dans cet article. Ce que l'on s'y propose, c'est de rechercher, au point de vue de l'économie sociale et des vrais intérêts du pays, quels sont les divers marchés sur les effets publics que les agents de change peuvent être autorisés à contracter pour leurs clients, avec défense par conséquent de s'immiscer dans aucune autre opération.

La compagnie des agents de change a été blessée des jugements qui ont appliqué à l'un de ses membres les dispositions de l'article 422 du Code pénal ';

Paris, J.-B. Gros, 1843.

2 Une commission spéciale, nommée par l'empereur et composée de MM. Mollien, ministre du Trésor; Regnault de Saint-Jean-d'Angely, ministre d'État; de Fermont, ministre d'État, et Jaubert, conseiller d'État, directeur de la Banque, rédigea en 1809 un projet de décret et un rapport au Conseil d'État sur le règlement d'administration publique touchant les agents de change.

8 Jugement du Tribunal de police correctionnelle, du 8 juin 1842, qui condamne à

elle réclame avec raison un règlement promis par la loi, et qui doit fixer la nature des opérations auxquelles elle peut régulièrement prêter son ministère; mais peut-être la question a-t-elle été trop exclusivement placée au point de vue des intérêts qui siégent à la Bourse; nous allons tâcher de l'examiner dans l'intérêt général.

Ce qu'il faut considérer d'abord fort attentivement, c'est le rôle que joue dans les temps actuels la dette d'une nation dans la marche de ses affaires et dans son économie sociale. Évidemment, s'il ne s'agissait que de la dette con-. stituée à une époque déterminée; s'il ne devait pas se présenter d'autres circonstances que le payement exact des arrérages de cette dette et le remboursement plus ou moins éloigné du capital même de la dette; certainement il y aurait peu de difficultés à régler un pareil régime : les rentes inscrites au grand-livre ne seraient autre chose qu'une charge onéreuse pour le pays; il faudrait les payer fidèlement, les rembourser le plus tôt possible, et interdire sur ces valeurs toute opération qui ne serait pas matériellement positive; point d'achat sans dépôt d'argent, point de vente sans dépôt de titres, et le but serait atteint.

Mais peu de personnes, parmi celles du moins qui s'occupent d'affaires publiques, en sont encore aujourd'hui à ne considérer le grand-livre de la dette nationale que comme le sommier des créanciers de l'État; bien loin que ce ne soit qu'un canal par où s'écouleraient sans profit les richesses du pays, c'est, au contraire, au moyen du grand-livre qu'au jour de la lutte avec les nations rivales, la France pourra accumuler à la fois non-seulement la puissance et la richesse de l'époque où naîtra le danger, mais même la richesse et la puissance de la génération suivante. Dans les temps où nous vivons, lorsque la guerre et toutes les transactions de peuple à peuple ne se mènent qu'avec de l'argent, le crédit public est la ressource la plus immense du pays. Voyez, en effet, quelle pourrait être la prodigieuse accumulation de richesse que réunirait le crédit bien constitué d'une nation comme la France; comparez du grand au petit, et calculez ce qu'elle pourrait emprunter, sans compromettre l'avenir. Est-ce, pour un particulier, une cause ou même une apparence de ruine qu'un emprunt qui ne dépasse pas ses revenus de deux ou trois années? Et quelle somme colossale ne pourrait-elle donc pas réunir, cette nation laborieuse et intelligente, qui consacre chaque année un milliard aux besoins de son administration, et qui l'acquitte, on peut le dire, sans retard et sans frais !

Si le crédit public a sur l'avenir du pays une telle influence; si pour l'homme d'État, comme pour l'homme de guerre, la victoire doit dépendre, dans les luttes entre les nations, de la concentration de la plus grande force sur le point décisif, il est évident que toutes les considérations, quelles qu'elles soient, doivent s'effacer et disparaître devant celle de l'établissement, de la consolidation du crédit public.

Or, à ce point de vue, qui paraît le seul vrai, il est déjà manifeste que ce qui importe par-dessus tout, que ce qu'il faut consacrer par tous les moyens possibles, c'est qu'il ne soit fait sur les fonds publics que des opérations réelles et sincères. L'agiotage n'est pas seulement un pari, un jeu immoral; c'est un attentat contre le crédit public, c'est un acte hostile au pays.

l'amende le sieur Bagieu, agent de change, pour avoir prêté son ministère à des marchés à terme, sans dépôt préalable entre ses mains des effets vendus.

T. IX. Octobre 1844.

18

Et quand les agents de change, à la fin du Mémoire qu'ils ont publié, demandent avec insistance la répression du courtage illicite, quand ils sollicitent la répression du délit qu'ils appellent le marronage, et la punition des gens qu'ils qualifient du nom de la coulisse, on regrette que les agents de change ne soient pas, sous un autre titre, des officiers de l'État investis du droit et du pouvoir de provoquer la sévérité des lois contre ceux qui, par des jeux de bourse, portent atteinte à la fortune et minent la puissance du pays.

Et déjà l'on craint ainsi d'être obligé de reconnaitre que la compagnie des agents de change n'ait pas été constituée de manière à garantir l'intérêt si grand du pays sur lequel elle doit veiller : c'est à elle cependant qu'appartient ce devoir, car ce n'est que par son concours que l'administration peut aujourd'hui connaître et surveiller les opérations qui ont lieu sur les effets publics.

Ainsi, ce principe posé, que nulle opération sur les fonds publics n'est licite si elle n'est réelle et sérieuse, nous allons examiner, d'après les renseignements fournis par les agents de change eux-mêmes, quelles sont les opérations qui se pratiquent aujourd'hui par leur ministère sur les fonds publics français. Nous pourrons rechercher ensuite sur quels motifs est fondé le privilége de la compagnie, et à quelles opérations ce privilége doit être limité.

Les rentes se vendent au comptant ou à terme; quant aux ventes au comptant, comme il ne s'agit encore ici que de la vente en elle-même, et non pas de la manière dont elle s'accomplit, nous ne voyons dans les marchés au comptant que l'échange du titre contre de l'argent; c'est assurément, au fond, de toutes les opérations la plus simple et la plus licite.

Les ventes à terme, les marchés à terme comme on les appelle, se font de deux manières, ferme ou à prime.

Les marchés fermes consistent à acheter ou à vendre une quantité quelconque de rentes à un prix fixé le jour de l'opération, mais qui n'est payé qu'à la fin du mois courant ou à la fin du mois prochain, époque à laquelle a également lieu la livraison de la rente vendue. Ces marchés n'ont jamais lieu à la Bourse de Paris, d'après un article du règlement de la compagnie des agents de change', pour un délai plus long que deux mois. Un autre article du même règlement porte que : «Tout agent de change acheteur peut escompter à son confrère tout ou partie des effets qu'il lui aura vendus à terme. » Ce qui signifie que tout acheteur dans un marché à terme peut devancer l'époque du payement, et exiger, en payant le prix convenu, que la rente ou l'effet public lui soit immédiatement livré, quoique le terme de la livraison, fixé par le marché, ne soit pas échu.

Ce sont ces marchés à terme qui constituent les principales négociations qui ont lieu sur les effets publics; mais ce sont aussi ces marchés qui fournissent l'occasion des opérations fictives, des jeux de bourse; il est donc nécessaire d'examiner avec soin si en eux-mêmes ces marchés sont nécessaires et sérieux, et si, dans la manière dont ils sont réalisés, existent contre les abus toutes les garanties que l'on peut désirer.

Les marchés à terme réels et sérieux paraissent avoir deux buts fort différents: l'un est la spéculation; c'est l'opération par laquelle on achète ou l'on vend des effets publics, dans la pensée que ces effets augmenteront ou diminueront de valeur avant l'époque fixée pour la livraison, et dans laquelle on

1 Règlement de novembre 1832, titre V, art. 8.

« PreviousContinue »