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particulier; quelle difference se trouve entre la valeur, la force et la magnanimité, les vices extrêmes par le defaut ou par l'excés entre lesquels chaque vertu se trouve placée, et duquel de ces deux extrêmes elle emprunte davantage : toute autre doctrine ne leur plaist pas. Les autres, contents que l'on réduise les mœurs aux passions, et que l'on explique celles-cy par le mouvement du sang, par celuy des fibres et des arteres, quittent un Auteur de tout le reste.

Il s'en trouve d'un troisiéme ordre, qui, persuadez que toute doctrine des mœurs doit tendre à les reformer, à discerner les bonnes d'avec les mauvaises, et à démêler dans les hommes ce qu'il y a de vain, de foible et de ridicule, d'avec ce qu'ils peuvent avoir de bon, de sain et de loüable, se plaisent infiniment dans la lecture des livres qui, supposant les principes physiques et moraux rebatus par les anciens et les modernes, se jettent d'abord dans leur application aux mœurs du temps, corrigent les hommes les uns par les autres par ces images de choses qui leur sont si familieres, et dont neanmoins ils ne s'avisoient pas de tirer leur instruction.

Tel est le traité des Caracteres des mœurs que nous a laissé Theophraste; il l'a puisé dans les Ethiques et les grandes Morales d'Aristote, dont il fut le disciple. Les excellentes définitions que

l'on lit au commencement de chaque Chapitre sont établies sur les idées et sur les principes de ce grand Philosophe, et le fond des caracteres qui y sont décrits sont pris de la mesme source; ⚫il est vray qu'il se les rend propres par l'étenduë qu'il leur donne, et par la satyre ingenieuse qu'il en tire contre les vices des Grecs et sur tout dęs Atheniens.

Ce Livre ne peut gueres passer que pour le commencement d'un plus long ouvrage que Theophraste avoit entrepris. Le projet de ce Philosophe, comme vous le remarquerez dans sa Preface, estoit de traiter de toutes les vertus et de tous les vices. Et comme il assure luy-mesme dans cet endroit qu'il commence un si grand dessein à l'âge de quatre-vingt dix-neuf ans, il y a apparence qu'une prompte mort l'empêcha de le conduire à sa perfection. J'avoue que l'opinion commune a toûjours esté qu'il avoit poussé sa vie au delà de cent ans; et saint Jerôme, dans une Lettre qu'il écrit à Nepotien, assure qu'il est mort à cent sept ans accomplis; de sorte que je ne doute point qu'il n'y ait eû une ancienne erreur ou dans les chiffres Grecs qui ont servi de regle à Diogene Laërce, qui ne le fait vivre que quatre-vingt quinze années, ou dans les premiers manuscrits qui ont esté faits de cet Historien, s'il est vray, d'ailleurs, que les qua

tre-vingt dix-neuf ans que cet Auteur se donne dans cette Preface se lisent également dans quatre manuscrits de la Bibliotheque Palatine : c'est là que l'on a trouvé les cinq derniers Chapitres des Caracteres de Theophraste, qui manquoient aux anciennes impressions, et que l'on a vû deux titres, l'un du goût qu'on a pour les vicieux, et l'autre du gain sordide, qui sont seuls, et dénuez de leurs Chapitres.

Ainsi cet ouvrage n'est peut-estre mesme qu'un simple fragment, mais cependant un reste précieux de l'antiquité, et un monument de la vivacité de l'esprit et du jugement ferme et solide de ce Philosophe dans un âge si avancé. En effet, il a toûjours esté lû comme un chef-d'œuvre dans son genre: il ne se voit rien où le goût Attique se fasse mieux remarquer, et où l'élegance Grecque éclate davantage. On l'a appellé un livre d'or. Les Sçavans, faisant attention à la diversité des mœurs qui y sont traitées et à la maniere naïve dont tous les caracteres y sont exprimez, et la comparant d'ailleurs avec celle du Poëte Menandre, disciple de Theophraste, et qui servit ensuite de modele à Terence, qu'on a dans nos jours si heureusement imité, ne peuvent s'empêcher de reconnoistre dans ce petit ouvrage la premiere source de tout le comique, je dis de celuy qui est épuré des pointes, des obscenitez,

des équivoques, qui est pris dans la nature, qui fait rire les sages et les vertueux.

Mais peut-estre que, pour relever le merite de ce traité des Caracteres et en inspirer la lecture, il ne sera pas inutile de dire quelque chose de celuy de leur Auteur. Il estoit d'Erese, ville de Lesbos, fils d'un Foulon. Il eut pour premier Maistre, dans son païs, un certain Leucipe1 qui estoit de mesme ville que luy; de-là il passa à l'Ecole de Platon, et s'arresta ensuite à celle d'Aristote, où il se distingua entre tous ses disciples. Ce nouveau Maître, charmé de la facilité de son esprit et de la douceur de son élocution, luy changea son nom, qui estoit Tyrtame, en celuy d'Euphraste, qui signifie celuy qui parle bien; et, ce nom ne répondant point assez à la haute estime qu'il avoit de la beauté de son genie et de ses expressions, il l'appella Theophraste, c'est-à-dire un homme dont le langage est divin. Et il semble que Ciceron ait entré dans les sentimens de ce Philosophe, lorsque, dans le Livre qu'il intitule: Brutus, ou des Orateurs illustres, il parle ainsi : : « Qui est plus fecond et plus abondant que Platon? plus solide et plus ferme qu'Aristote? plus agréable et plus doux que

1. Un autre que Leucipe, Philosophe celebre et disciple de Zenon.

Theophraste?» Et dans quelques-unes de ses Epistres à Atticus on voit que, parlant du mesme Theophraste, il l'appelle son amy, que la lecture de ses livres luy étoit familiere et qu'il en faisoit ses delices.

Aristote disoit de luy et de Calistene, un autre de ses disciples, ce que Platon avoit dit la premiere fois d'Aristote mesme et de Xenocrate : que Calistene étoit lent à concevoir et avoit l'esprit tardif, et que Theophraste, au contraire, l'avoit si vif, si perçant, si penetrant, qu'il comprenoit d'abord d'une chose tout ce qui en pouvoit estre connu; que l'un avoit besoin d'esperon pour estre excité, et qu'il falloit à l'autre un frein pour le retenir.

Il estimoit en celuy-cy, sur toutes choses, un caractere de douceur qui regnoit également dans ses mœurs et dans son style. L'on raconte que les disciples d'Aristote, voyant leur Maistre avancé en âge et d'une santé fort affoiblie, le prierent de leur nommer son successeur; que, comme il avoit deux hommes dans son Ecole sur qui seuls ce choix pouvoit tomber, Menedeme1 le Rhodien et Theophraste d'Erese, par un esprit de ménagement pour celuy qu'il vouloit exclure,

1. Il y en a eû deux autres du mesme nom: l'un Philosophe cinique, l'autre disciple de Platon.

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