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une certaine somme pour le secourir dans un besoin pressant, si quelqu'un l'en felicite et le convie à mieux esperer de la fortune : « Comment, luy répondil, puis-je estre sensible à la moindre joye, quand je pense que je dois rendre cet argent à chacun de ceux qui me l'ont prêté, et n'estre pas encore quitte envers eux de la reconnoissance de leur bienfait?»>

L'E

DE LA DEFIANCE.

'ESPRIT de défiance nous fait croire que tout le monde est capable de nous tromper. Un homme défiant, par exemple, s'il envoye au marché l'un de ses domestiques pour y acheter des provisions, il le fait suivre par un autre qui doit luy rapporter fidellement combien elles ont coûté. Si quelquefois il porte de l'argent sur soy dans un voyage, il le calcule à chaque stade1 qu'il fait pour voir s'il a son compte. Une autre fois, étant couché avec sa femme, il luy demande si elle a remarqué que son coffre fort fût bien fermé, si sa cassette est toûjours scellée, et si l'on a eu soin de bien fermer la porte du vestibule; et, bien qu'elle l'asseure que tout est en bon état, l'inquietude le prend, il se leve du lit, va en chemise et les pieds nuds, avec la lampe qui brûle dans sa chambre, visiter lui-même tous les endroits de sa maison, et ce n'est qu'avec beaucoup de peine qu'il s'endort aprés cette recherche. Il mene avec lui des

1. Six cens pas.

témoins quand il va demander ses arrerages, afin qu'il ne prenne pas un jour envie à ses debiteurs de luy denier sa dette. Ce n'est point chez le foulon qui passe pour le meilleur ouvrier qu'il envoye teindre sa robe, mais chez celuy qui consent de ne point la recevoir sans donner caution. Si quelqu'un se hasarde de luy emprunter quelques vases', il les luy refuse souvent, ou, s'il les accorde *, il ne les laisse pas enlever qu'ils ne soient pesez; il fait suivre celuy qui les emporte, et envoye dés le lendemain prier qu'on les luy* renvoye. A-t'il un esclave qu'il affectionne et qui l'accompagne dans la ville, il le fait marcher devant luy, de peur que, s'il le perdoit de veuë, il ne luy échapât et ne prît la fuite. A un homme qui, emportant de chez luy quelque chose que ce soit, luy diroit : « Estimez cela et mettez-le sur mon compte », il répondroit qu'il faut le laisser où on l'a pris, et qu'il a d'autres affaires que celle de courir aprés son argent.

C

D'UN VILAIN HOMME.

E caractere suppose toûjours dans un homme une extrême malpropreté et une negligence pour sa personne qui passe dans l'excez et qui blesse ceux qui s'en apperçoivent. Vous le verrez quelque

1. D'or ou d'argent.

**

Ce qui se lit entre les deux étoiles n'est pas dans le Grec, où le sens est interrompu; mais il est suppleé par quelques interpretes.

fois tout couvert de lepre, avec des ongles longs et mal propres, ne pas laisser de se mêler parmy le monde, et croire en estre quitte pour dire que c'est une maladie de famille, et que son pere et son ayeul y estoient sujets. Il a aux jambes des ulceres ; on luy voit aux mains des poireaux et d'autres saletez qu'il neglige de faire guerir; ou, s'il pense y remedier, c'est lorsque le mal, aigri par le temps, est devenu incurable. Il est herissé de poil sous les aisselles et par tout le corps comme une beste fauve; il a les dents noires, rongées, et telles que son abord ne se peut souffrir. Ce n'est pas tout : il crache ou il se mouche en mangeant, il parle la bouche pleine, fait en buvant des choses contre la bienseance, ne se sert jamais au bain que d'une huile qui sent mauvais, et ne paroist gueres dans une assemblée publique qu'avec une vieille robbe et toute tachée. S'il est obligé d'accompagner sa mere chez les Devins, il n'ouvre la bouche que pour dire des choses de mauvaise augure'. Une autre fois, dans le Temple, et en faisant des libations, il luy échapera des mains une coupe ou quelque autre vase, et il rira ensuite de cette avanture, comme s'il avoit fait quelque chose de merveilleux. Un homme si extraordinaire ne sçait point écouter un concert ou d'excellens joueurs de flûtes: il bat des mains avec violence comme pour

1. Les Anciens avoient un grand égard pour les paroles qui estoient proferées, mesme par hazard, par ceux qui venoient consulter les Devins et les Augures, prier ou sacrifier dans les Temples.

2. Ceremonies où l'on répandoit du vin ou du lait dans les sacrifices.

leur applaudir, ou bien il suit d'une voix desagreable le mesme air qu'ils joüent; il s'ennuye de la symphonie, et demande si elle ne doit pas bien-tost finir. Enfin si, estant assis à table, il veut cracher' c'est justement sur celuy qui est derriere luy pour donner à boire.

C

D'UN HOMME INCOMMODE.

E qu'on appelle un fâcheux est celuy qui, sans faire à quelqu'un un fort grand tort, ne laisse pas de l'embarasser beaucoup; qui, entrant dans la chambre de son ami qui commence à s'endormir, le réveille pour l'entretenir de vains discours; qui, se trouvant sur le bord de la mer, sur le point qu'un homme est prest de partir et de monter dans son vaisseau, l'arreste sans nul besoin et l'engage insensiblement à se promener avec luy sur le rivage; qui, arrachant un petit enfant du sein de sa nourice pendant qu'il tette, luy fait avaler quelque chose qu'il a mâché, bat des mains devant luy, le caresse et luy parle d'une voix contrefaite; qui choisit le temps du repas, et que le potage est sur la table, pour dire qu'ayant pris medecine depuis deux jours, il est allé par haut et par bas, et qu'une bile noire et recuite estoit mêlée dans ses dejections; qui, devant toute une assemblée, s'avise de demander à sa mere quel jour elle a accouché de luy; qui, ne sçachant que dire, apprend que l'eau de sa cisterne est fraîche, qu'il croist dans son jardin de bonnes legumes, ou que sa maison est ou

verte à tout le monde comme une hôtellerie; qui s'empresse de faire connoistre à ses hôtes un parasite' qu'il a chez luy; qui l'invite, à table, à se mettre en bonne humeur et à réjouir la compagnie.

DE LA SOTTE VANITÉ.

A sotte vanité semble estre une passion inquiete

LA

de se faire valoir par les plus petites choses, ou de chercher dans les sujets les plus frivoles du nom et de la distinction. Ainsi un homme vain, s'il se trouve à un repas, affecte toûjours de s'asseoir proche de celuy qui l'a convié. Il consacre à Apollon la chevelure d'un fils qui luy vient de naistre; et dés qu'il est parvenu à l'âge de puberté, il le conduit luy-mesme à Delphes, luy coupe les cheveux et les dépose dans le temple comme un monument d'un vœu solemnel qu'il a accompli. Il aime à se faire suivre par un Maure. S'il fait un payement, il affecte que ce soit dans une monnoye toute neuve et qui ne vienne que d'estre frapée. Aprés qu'il aimmolé un bœuf devant quelque Autel, il se fait reserver la peau du front de cet animal, il l'orne de rubans et de fleurs, et l'attache à l'endroit de sa mai

1. Mot Grec qui signifie celuy qui ne mange que chez autrui. 2. Le peuple d'Athenes ou les personnes plus modestes se contentoient d'assembler leurs parens, de couper en leur presence les cheveux de leur fils parvenu à l'âge de puberté, et de les consacrer ensuite à Hercule, ou à quelque autre Divinité qui avoit un Temple dans la ville.

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