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les donne pour rien. Estant envoyé avec quelques autres citoyens en ambassade, il laisse chez soy la somme que le public luy a donnée pour faire les frais de son voyage, et emprunte de l'argent de ses Collegues; sa coûtume alors est de charger son valet de fardeaux au delà de ce qu'il en peut porter, et de luy retrancher cependant de son ordinaire; et, comme il arrive souvent que l'on fait dans les villes des presens aux Ambassadeurs, il demande sa part pour la vendre. «< Vous m'achetez toûjours, dit-il au jeune esclave qui le sert dans le bain, une mauvaise huile, et qu'on ne peut supporter »; et il se sert ensuite de l'huile d'un autre et épargne la sienne. Il envie à ses propres valets qui le suivent la plus petite piece de monnoye qu'ils auront ramassée dans les ruës, et il ne manque point d'en retenir sa part avec ce mot1: Mercure est commun. Il fait pis: il distribuë à ses domestiques leurs provisions dans une certaine mesure dont le fond, creux par dessous, s'enfonce en dedans et s'éleve comme en pyramide, et quand elle est pleine il la rase luy-mesme avec le rouleau le plus prés qu'il peut... De mesme, s'il paye à quelqu'un trente mines3 qu'il luy doit, il fait si bien qu'il y manque quatre dragmes dont il profite. Mais, dans ces grands repas où il faut traiter toute une tribu 5

1. Proverbe Grec, qui revient à nostre Je retiens part.

2. Quelque chose manque icy dans le texte..

3. Mine se doit prendre icy pour une piece de monnoye. 4. Dragmes, petites pieces de monnoye dont il en faloit cent à Athenes pour faire une mine.

5. Athenes estoit partagée en plusieurs tribus. V. le chap. de la Médisance.

il fait recueillir, par ceux de ses domestiques qui ont soin de la table, le reste des viandes qui ont esté servies, pour luy en rendre compte : il seroit fâché de leur laisser une rave à demi mangée.

DU CONTRE-TEMPS.

ETTE ignorance du temps et de l'occasion est June maniere d'aborder les gens ou d'agir avec eux toûjours incommode et embarassante. Un importun est celuy qui choisit le moment que son ami est accablé de ses propres affaires pour luy parler des siennes; qui va souper chez sa maistresse le soir mesme qu'elle a la fiévre; qui, voyant que quelqu'un vient d'estre condamné en justice de payer pour un autre pour qui il s'est obligé, le prie neanmoins de répondre pour luy; qui comparoist pour servir de témoin dans un procez que l'on vient de juger; qui prend le temps des nôces où il est invité pour se déchaîner contre les femmes; qui entraîne à la promenade des gens à peine arrivez d'un long voyage et qui n'aspirent qu'à se reposer; fort capable d'amener des Marchands pour offrir d'une chose plus qu'elle ne vaut aprés qu'elle est vendue, de se lever au milieu d'une assemblée pour reprendre un fait dés ses commencemens et en instruire à fond ceux qui en ont les oreilles rebatuës et qui le sçavent mieux que luy; souvent empressé pour engager dans une affaire des personnes qui, ne l'affectionnant

point, n'osent pourtant refuser d'y entrer. S'il arrive que quelqu'un dans la ville doive faire un festin1 aprés avoir sacrifié, il va luy demander une portion des viandes qu'il a preparées. Une autre fois, s'il voit qu'un Maistre châtie devant luy son esclave : « J'ay perdu, dit-il, un des miens dans une pareille occasion; je le fis foüetter, il se desespera et s'alla pendre. » Enfin il n'est propre qu'à commettre de nouveau deux personnes qui veulent s'accommoder, s'ils l'ont fait arbitre de leur different. C'est encore une action qui luy convient fort que d'aller prendre au milieu du repas pour danser2 un homme qui est de sang froid et qui n'a bû que moderément.

I

DE L'AIR EMPRESSÉ.

L semble que le trop grand empressement est une recherche importune ou une vaine affectation de marquer aux autres de la bien-veillance par ses paroles et par toute sa conduite. Les manieres d'un homme empressé sont de prendre sur soy l'évenement d'une affaire qui est au dessus de ses forces et dont il ne sçauroit sortir avec honneur, et, dans

1. Les Grecs, le jour mesme qu'ils avoient sacrifié, ou soupoient avec leurs amis, ou leur envoyoient à chacun une portion de la victime. C'estoit donc un contre-temps de demander sa part prematurément, et lorsque le festin estoit resolu auquel on pouvoit mesme estre invité.

2. Cela ne se faisoit chez les Grecs qu'aprés le repas et lorsque les tables estoient enlevées.

une chose que toute une assemblée juge raisonnable, et où il ne se trouve pas la moindre difficulté, d'insister long-temps sur une legere circonstance pour estre ensuite de l'avis des autres; de faire beaucoup plus apporter de vin dans un repas qu'on n'en peut boire; d'entrer dans une querelle où il se trouve present d'une maniere à l'échaufer davantage. Rien n'est aussi plus ordinaire que de le voir s'offrir à servir de guide dans un chemin détourné qu'il ne connoît pas et dont il ne peut ensuite trouver l'issuë; venir vers son General, et luy demander quand il doit ranger son armée en bataille, quel jour il faudra combattre, et s'il n'a point d'ordres à luy donner pour le lendemain; une autre fois, s'approcher de son pere: «< Ma mere, luy dit-il mysterieusement, vient de se coucher et ne commence qu'à s'endormir»; s'il entre enfin dans la chambre d'un malade à qui son medecin a défendu le vin, dire qu'on peut essayer s'il ne luy fera point de mal, et le soûtenir doucement pour luy en faire prendre. S'il apprend qu'une femme soit morte dans la ville, il s'ingere de faire son épitaphe; il y fait graver son nom, celuy de son mari, de son pere, de sa mere, son pays, son origine, avec cet éloge: Ils avoient tous de la vertu. S'il est quelquefois obligé de jurer devant des Juges qui exigent son serment : « Ce n'est pas, dit-il en perçant la foule pour paroistre à l'audience, la premiere fois que cela m'est arrivé. »

1. Formule d'épitaphe.

L

DE LA STUPIDITÉ.

A stupidité est en nous une pesanteur d'esprit qui accompagne nos actions et nos discours. Un homme stupide, ayant luy-mesme calculé avec des jettons une certaine somme, demande à ceux qui le regardent faire à quoy elle se monte; s'il est obligé de paroistre dans un jour prescrit devant ses Juges pour se défendre dans un procez que l'on luy fait, il l'oublie entierement, et part pour la campagne; il s'endort à un spectacle, et ne se réveille que longtemps aprés qu'il est fini et que le peuple s'est retiré; aprés s'estre rempli de viandes le soir, il se leve la nuit pour une indigestion, va dans la ruë se soulager, où il est mordu d'un chien du voisinage; il cherche ce qu'on vient de luy donner, et qu'il a mis luy-même dans quelque endroit, où souvent il ne peut le retrouver. Lors qu'on l'avertit de la mort de l'un de ses amis afin qu'il assiste à ses funerailles, il s'attriste, il pleure, il se desespere, et, prenant une façon de parler pour une autre : «A la bonne heure », ajoûte-t'il, ou une pareille sottise. Cette précaution qu'ont les personnes sages de ne pas donner sans témoins de l'argent à leurs créanciers, il l'a pour en recevoir de ses debiteurs. On le voit quereller son valet dans le plus grand froid de l'hyver pour ne

1. Les témoins étoient fort en usage chez les Grecs dans les payemens et dans tous les actes.

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