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doit déja et qu'il luy retient avec injustice. Le jour mesme qu'il aura sacrifié aux Dieux, au lieu de manger religieusement chez soy une partie des viandes consacrées, il les fait saler pour luy servir dans plusieurs repas, et va souper chez l'un de ses amis, et là, à table, à la veuë de tout le monde, il appelle son valet, qu'il veut encore nourrir aux dépens de son hoste, et, luy coupant un morceau de viande qu'il met sur un quartier de pain: « Tenez mon ami, luy dit-il, faites bonne chere. » Il va luymesme au marché acheter des viandes cuites, et, avant que de convenir du prix, pour avoir une meilleure composition du marchand, il le fait ressouvenir qu'il luy a autrefois rendu service; il fait ensuite peser ces viandes, et il en entasse le plus qu'il peut; s'il en est empêché par celuy qui les luy vend, il jette du moins quelques os dans la balance; si elle peut tout contenir, il est satisfait; sinon il ramasse sur la table des morceaux de rebut comme pour se dédommager, soûrit et s'en va. Une autre fois, sur l'argent qu'il aura reçû de quelques étrangers pour leur louer des places au theatre, il trouve le secret d'avoir sa part franche du spectacle et d'y envoyer le lendemain ses enfans et leur Precepteur. Tout luy fait envie, il veut profiter des bons marchez, et demande hardiment au premier venu une chose qu'il ne vient que d'acheter; se trouve-t'il dans une maison étrangere, il emprunte jusques à l'orge et à la paille encore faut-il que celuy qui les luy prête

1. C'estoit la coûtume des Grecs. V. le chap. du Contre-temps. 2. Comme le menu peuple, qui achetoit son souper chez les Chaircutiers.

fasse les frais de les faire porter jusques chez luy. Cet effronté, en un mot, entre sans payer dans un bain public, et là, en presence du baigneur, qui crie inutilement contre luy, prenant le premier vase qu'il rencontre, il le plonge dans une cuve d'airain qui est remplie d'eau, se la' répand sur tout le corps : « Me voilà lavé, ajoûte-t'il, autant que j'en ay besoin »; et, sans en avoir obligation à personne, remet sa robe et disparoît.

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DE L'EPARGNE SORDIDE.

ETTE espece d'avarice est dans les hommes une passion de vouloir ménager les plus petites choses sans aucune fin honneste. C'est dans cet esprit que quelques-uns, recevant tous les mois le loyer de leur maison, ne negligent pas d'aller eux-mesmes demander la moitié d'une obole qui manquoit au dernier payement que l'on leur a fait; que d'autres, faisant l'effort de donner à manger chez eux, ne sont occupez pendant le repas qu'à compter le nombre de fois que chacun des conviez demande à boire. Ce sont eux encore dont la portion des premices' des viandes que l'on envoye sur l'Autel de Diane est toûjours la plus petite. Ils apprecient les choses au dessous de ce qu'elles valent, et de quelque bon marché qu'un autre, en leur rendant compte, veüille

1. Les plus pauvres se lavoient ainsi pour payer moins.

2. Les Grecs commençoient par ces offrandes leurs repas publics.

se prévaloir, ils luy soûtiennent toûjours qu'il a acheté trop cher. Implacables à l'égard d'un valet qui aura laissé tomber un pot de terre ou cassé par malheur quelque vase d'argile, ils luy déduisent cette perte sur sa nourriture. Mais si leurs femmes ont perdu seulement un denier, il faut alors renverser toute une maison, déranger les lits, transporter des coffres et chercher dans les recoins les plus cachez. Lors qu'ils vendent, ils n'ont que cette unique chose en veuë, qu'il n'y ait qu'à perdre pour celuy qui achete. Il n'est permis à personne de cüeillir une figue dans leur jardin, de passer au travers de leur champ, de ramasser une petite branche de palmier, ou quelques olives qui seront tombées de l'arbre. Ils vont tous les jours se promener sur leurs terres, en remarquent les bornes, voyent si l'on n'y a rien changé et si elles sont toûjours les mesmes. Ils tirent interest de l'interest mesme, et ce n'est qu'à cette condition qu'ils donnent du temps à leurs creanciers. S'ils ont invité à dîner quelques-uns de leurs amis, et qui ne sont que des personnes du peuple, ils ne feignent point de leur faire servir un simple hachis, et on les a veûs souvent aller euxmesmes au marché pour ces repas, y trouver tout trop cher, et en revenir sans rien acheter : « Ne prenez pas l'habitude, disent-ils à leurs femmes, de prêter vostre sel, vostre orge, vostre farine, ny mesme du 'cumin, de la 2 marjolaine, des gateaux

1. Une sorte d'herbes.

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2. Elle empêche les viandes de se corrompre, ainsi que le Thim et le Laurier.

3. Faits de farine et de miel, et qui servoient aux Sacrifices.

pour l'autel, du cotton, de la laine, car ces petits détails ne laissent pas de monter à la fin d'une année à une grosse somme. » Ces avares, en un mot, ont des trousseaux de clefs rouillées dont ils ne se servent point, des cassettes où leur argent est en dépost, qu'ils n'ouvrent jamais et qu'ils laissent moisir dans un coin de leur cabinet; ils portent des habits qui leur sont trop courts et trop étroits; les plus petites phioles contiennent plus d'huile qu'il n'en faut pour les oindre; ils ont la teste rasée jusqu'au cuir, se déchaussent vers le milieu du jour pour épargner leurs souliers, vont trouver les foulons pour obtenir d'eux de ne pas épargner la craye dans la laine qu'ils leur ont donnée preparer, afin, disent ils, que leur étoffe se tache moins*.

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DE L'IMPUDENT

OU DE CELUY QUI NE ROUGIT DE RIEN.

'IMPUDENCE est facile à définir: il suffit de dire

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'que c'est une profession ouverte d'une plaisanterie outrée, comme de ce qu'il y a de plus honteux et de plus contraire à la bienseance. Celui-là, par exemple, est impudent, qui, voyant venir vers luy une femme de condition, feint dans ce moment

1. Parce que, dans cette partie du jour, le froid en toute saison estoit supportable.

2. C'estoit aussi parce que cet apprest avec de la craye, comme le pire de tous et qui rendoit les étoffes dures et grossieres, étoit celuy qui coûtoit le moins.

quelque besoin pour avoir occasion de se montrer à elle d'une maniere deshonneste; qui se plaist à battre des mains au theatre lorsque tout le monde se tait, ou à siffler les acteurs que les autres voyent et écoutent avec plaisir; qui, couché sur le dos pendant que toute l'assemblée garde un profond silence, fait entendre de sales hocquets qui obligent les spectateurs de tourner la tête et d'interrompre leur attention. Un homme de ce caractere achete en plein marché des noix, des pommes, toute sorte de fruits, les mange, cause debout avec la Fruitiere, appelle par leurs noms ceux qui passent sans presque les connoistre, en arreste d'autres qui courent par la place et qui ont leurs affaires; et s'il voit venir quelque plaideur, il l'aborde, le raille et le congratule sur une cause importante qu'il vient de perdre. Il va luy mesme choisir de la viande, et louer pour un souper des femmes qui jouent de la flûte; et, montrant à ceux qu'il rencontre ce qu'il vient d'acheter, il les convie en riant d'en venir manger. On le voit s'arrester devant la boutique d'un Barbier ou d'un Parfumeur, et là1 annoncer qu'il va faire un grand repas et s'enyvrer. Si quelquefois il vend du vin, il le fait mêler pour ses amis comme pour les autres sans distinction. Il ne permet pas à ses enfans d'aller à l'Amphitheatre avant que les jeux soient commencez et lorsque l'on paye pour estre placé, mais seulement sur la fin du spectacle et quand l'Architecte neglige les places et

1. Il y avoit des gens faineans et desoccupez qui s'assembloient dans leurs boutiques.

2. L'Architecte qui avoit bâti l'Amphitheatre, et à qui la Republique donnoit le loüage des places en payement.

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